Le terme scénographie est très usité de sorte qu’il est nécessaire de le recontextualiser pour bien l’appréhender. Son sens premier est celui d’une « écriture de la scène » qui trouve son origine dans le théâtre. Comme Marcel Freydefont (2007 : 34) l’indique, le mot provient de skènègraphia et désigne « l’art de peindre (graphia) la scène (skènè) ». Il renvoie à la construction du théâtre antique. D’ailleurs, le scénographe sera appelé pendant longtemps « décorateur » : cela fait bien sûr référence à ce qui constitue le matériau principal du fond de scène, les panneaux peints permettant de figurer le « lieu de l’action ». Au sein du théâtre grec, la skènè revêt l’apparence d’une structure en bois percée d’ouvertures et recouverte de panneaux peints (pinakês). Cette dernière sert de coulisse aux acteurs. Le jeu se déroule sur le proskenion ou « avant-scène », prenant la forme d’une estrade en bois.
La scénographie fut d’abord liée au théâtre avant de s’étendre au domaine de l’exposition. Dans tous les cas, elle renvoie à l’ensemble des aspects techniques relatifs à la mise en espace des objets : éclairage, mobilier, signalétique, etc. Elle fait donc référence à l’élaboration d’un dispositif, c’est-à-dire à la mobilisation de certains outils permettant de spatialiser un lieu, qu’il s’agisse de la scène de théâtre (on peut d’ailleurs parler ici de machinerie) ou des salles d’un musée, ou qu’il s’agisse d’une galerie dans le cas d’une exposition. Bien qu’il soit complexe de donner une définition figée du terme, l’Union des scénographes a trouvé une formule qui semble fournir une source cohérente, dans le domaine du spectacle tout au moins : « La scénographie prend en charge la traduction plastique et spatiale de l’œuvre à représenter sur un espace scénique, au moyen de décors, costumes, masques, meubles, accessoires, lumière, etc. » (http://uniondesscenographes.fr.over-blog.com/page-784050.html). Concernant l’exposition, la définition proposée par l’Association des scénographes résume parfaitement la réalité professionnelle du métier de scénographe et des missions qui lui sont attribuées : « Concevoir une exposition est un processus complexe qui met en jeu de multiples compétences. Complémentaires, ces dernières concourent à proposer aux publics attendus un discours, des objets, des œuvres, suivant une structure réfléchie ». Le scénographe doit être extrêmement polyvalent et il apparaît qu’une bonne maîtrise des contenus scientifiques, du discours et des dispositifs de présentation sont indispensables à sa profession. Ce qui lie sans doute la scénographie de plateau à celle d’exposition, c’est la question de l’espace, des lieux réels ou fictifs qui s’y entrecroisent, dialoguent et conduisent le public au cœur de l’œuvre.
Du décor à l’espace
La dimension spatiale est l’un des fondements de la scénographie, qui va peu à peu glisser du décor en deux dimensions à un investissement total de la surface de la scène, alors pensée comme un « praticable », notamment grâce aux expériences faites par le décorateur et metteur en scène suisse Adolphe Appia (1862-1928). L’apparition de la perspective permet des évolutions notables dans le domaine de la représentation, entraînant la suggestion d’un espace dont la profondeur est certes illusoire, mais rendue presque palpable. Le théâtre à l’italienne, qui apparaît dans le sillage de la Renaissance, forgera un modèle scénographique, très en vogue au XVIIIe siècle et dont l’héritage demeure présent. Dans le théâtre à l’italienne, la scène est légèrement inclinée et les panneaux peints sont disposés en enfilade, créant un effet de profondeur. Des écrits tels que ceux de Sebastiano Serlio (1475-1554), architecte et sculpteur bolonais, expliquent comment inscrire les toiles peintes dans le prolongement du plateau, afin de créer un espace en trois dimensions. Cet espace reste fictif, dans le sens où les acteurs se déplacent devant ces panneaux. Une rupture qui concerne l’appréhension de la scène est observable à partir du XIXe siècle, à travers les expériences menées par Edward G. Craig (1872-1966) et Adolphe Appia, pionniers du théâtre moderne. Leurs approches vont révolutionner l’idée du décor, utilisant notamment la lumière pour sculpter des espaces que les acteurs peuvent investir réellement.
Le corps de l’acteur s’approprie alors la surface de la scène qu’il parcourt intégralement. Il s’agit donc de remettre en cause une scène qui jouerait le rôle de devanture mais ne serait pas pleinement exploitable. Les essais d’Edward G. Craig À propos du décor de théâtre (1904) et L’Art du théâtre, premier dialogue (1905) proposent une vision de la mise en scène totalement novatrice. Dans un même ordre d’idées, Adolphe Appia, cherche à libérer la scène de ses artifices et notamment des décors peints dans un style réaliste. Dans sa réalisation de Tristan et Isolde (1923) pour la Scala de Milan, les décors s’épurent et les corps des acteurs semblent fusionner avec ces éléments, à travers leur dimension praticable. À l’instar des descriptions fournies à l’intérieur d’un roman, le décor doit servir à reconstituer un lieu, qu’il soit réel ou imaginaire. Cette mise en tension entre la trame narrative et la constitution d’un espace « propice à la représentation d’une action » (Freydefont, 2007 : 21) se retrouve dans ce qu’on nomme le « scénario » de l’exposition.
Déambulation, séquences et récit(s)
Si le terme de « scénographie » renvoie étymologiquement à « l’écriture de la scène », la notion touche à partir des années 1960, le domaine de l’exposition et la mise en espace des œuvres d’art. C’est dans cet intervalle entre œuvres et public que la scénographie opère un rôle central, car elle est un vecteur et un outil de médiation permettant d’accéder au contenu de l’œuvre et donc de contribuer à la formation d’une esthétique de la réception. La scénographie d’exposition repose sur ce qu’on appelle un « scénario », ou « discours » dont le contenu sera rendu accessible par la mise en forme des objets exposés dans l’espace. Le rôle de la scénographie est aussi de contextualiser ces objets et d’en donner une lecture selon différentes orientations (chronologique, thématique ou matériel…). Ainsi la scénographie utilise-t-elle souvent une trame narrative, qui apparaît de façon matérielle dans l’espace et fait le lien entre les objets exposés, comme l’exprime parfaitement Arnaud Sompairac (2016 : 18) : « À de rares exceptions près, la scénographie d’exposition agence un récit dans un espace. À ce titre, un certain nombre de configurations spatiales se constituent en un parcours (quelle qu’en soit la modalité) et renvoient à une forme de séquençage d’un récit plus ou moins constitué ». Le rôle du scénographe est bien, en collaboration avec le commissaire d’exposition (qui fait le choix des objets/œuvres à exposer), d’agencer le ou les espaces en fonction de ces séquençages. Le rapport de l’œuvre à l’espace sera d’ailleurs particulièrement questionné par les avant-gardes. Certaines expositions vont révolutionner la manière d’investir un lieu, en créant une forme d’emprise de l’œuvre qui instille un monde à part entière dans le lieu où elle prend place. L’approche de Lazar Lissitzky (1890-1941) dit El Lissitzky aura une influence déterminante sur l’idée de créer un espace autonome, que l’œuvre vient alors révéler et mettre en scène. Ses interventions et, notamment, l’Espace des abstraits conçu pour le Musée provincial de Hanovre, à la demande de son directeur Alexandre Dorner, en 1927-1928, auront des répercussions majeures sur la spatialité de l’œuvre et les déplacements du public à l’intérieur de celle-ci. Ce dispositif préfigure une forme de scénographie où la limite avec l’œuvre est totalement brouillée. Elle induit d’ailleurs clairement qu’une scénographie peut faire œuvre, ce qu’on lui reprocherait dans certains cas, puisqu’elle est censée s’effacer devant les objets qu’elle met en scène et donc être invisible. Chez El Lissitzky, ce glissement apparaît dans la possible intervention du public, qui met alors l’œuvre en mouvement. Beatrix Nobis (1991 : 148) décrit notamment le processus de « cacher/dévoiler » suggéré par la présence de panneaux coulissants que le spectateur active à sa guise : « L’œuvre ainsi révélée offre une plus grande acuité d’observation ». El Lissitzky conçoit donc des accrochages en opposition « avec l’uniformité conventionnelle », selon la même auteure. L’espace d’exposition est pensé en fonction des « mouvements du spectateur », ce dernier pouvant se confronter directement aux œuvres, via une circulation élaborée de façon atypique et un certain nombre de dispositifs engendrant diverses manières de découvrir les pièces.
Investir la scène
D’une manière similaire, les propositions faites par Herbert Bayer (1900-1985) et Frederik Kiesler (1890-1965) sont déterminantes dans la construction d’une scénographie propre à l’exposition. Les théories d’Herbert Bayer sont extrêmement intéressantes, dans le sens où elles convoquent un rapport direct entre la scène et l’espace d’exposition. En effet, il sera à l’origine d’une « théorie du champ de vision » (1930) qu’il met en pratique à travers l’investissement de scénographies novatrices. « L’organisme d’une exposition bien conçue, écrit Herbert Bayer, inclut la mobilité, la conviction, interpénétration et intersection, les mouvements de l’individu. […] Le plan et la direction du visiteur ne doivent faire qu’un » (Glicenstein, 2009 : 50). En 1938, il conçoit l’exposition Bauhaus 1919-1928 au MOMA à New York. Il prône alors l’idée d’un « contrôle continu » du spectateur, au point que la signalétique use ici d’un dessin de main pointant la direction à suivre. Des empreintes de pas au sol, ou encore des lignes de circulation sont présentes pour faciliter le guidage. L’ensemble de ces procédés scénographiques formera ce qu’Herbert Bayer nommera lui-même plus tard le « traffic control », le principe étant de modéliser complètement le parcours des spectateurs via la scénographie, la couleur des murs, les cartels, la signalétique, les indications aux murs et aux sols, ainsi que l’éclairage. En 1942, le théoricien va plus loin encore et conçoit, avec Edward Steichen, l’exposition A road to Victory se déroulant également au MOMA et qui fait l’apologie de l’entrée en guerre des États-Unis, grâce à la présentation de « fresques photographiques historiques ». À cette occasion, il crée aussi une sphère représentant la planète, dans laquelle le spectateur peut entrer pour découvrir certaines œuvres. Cette dimension est intéressante, puisqu’elle questionne l’investissement de la scène, le lieu de l’exposition en somme et la manière dont le public peut l’explorer (Guelton, 1998) et y être assimilé. L’originalité de la mise en scène réside avant tout dans la façon d’occuper l’espace, en faisant pénétrer le spectateur à l’intérieur du dispositif, c’est-à-dire dans un système ou une structure qui facilite la lecture de l’œuvre. Cette sensation est provoquée par le travail sur un « accrochage spatial », avec des images qui se côtoient, sans pour autant rendre leur lecture confuse. Certains tirages sont suspendus et légèrement décalés des parois, d’autres sont placés les uns à la suite des autres, donnant la sensation qu’ils architecturent l’espace. La mise en place de ce dispositif permet de créer des volumes, grâce à l’agencement des images. Les dimensions résolument importantes des images instaurent ce rapport spécifique, et déploient également un cadre de vision, intégrant le public dans son espace. Cette notion de cadre est importante puisqu’elle est l’un des paramètres relatifs à la scénographie. Elle est aussi ce qui permet d’interroger la scénographie de plateau et la scénographie d’exposition selon un même mouvement : « Le cadre n’est pas seulement une coupure, une frontière entre la salle et la scène, c’est aussi un espace qui a une épaisseur, et qui joue un rôle de raccordement » (Freydefont, 2007 : 24).
Là où la séparation entre scène et salle est assez nette au théâtre, l’exposition fait fusionner les deux. Frederick Kiesler sera également l’un des protagonistes qui permettra d’envisager la scénographie comme une œuvre à part entière, unifiant le lieu, les œuvres et les éléments qui servent la mise en espace. Peggy Guggenheim, à l’instigation de son assistant Howard Putzel, sollicite le concours de Frederick Kiesler, architecte, scénographe et artiste pour la conception d’une mise en scène particulière (reconversion de deux boutiques de tailleur en galerie), à travers l’exposition Art of this Century en 1942. Dans la proposition de Frederick Kiesler, la scénographie fait œuvre et ce dernier insiste lui-même sur cette démarche délibérée opérée par son geste. Les retranscriptions de l’exposition mettent en avant le caractère innovant de la mise en espace : des murs concaves, les tableaux flottant dans l’espace, légèrement décalés des parois, répondant ainsi à un tournant dans les techniques développées pour la scénographie d’exposition. Un éclairage par intermittence vient compléter ce dispositif. Si le procédé utilisé par Frederick Kiesler est remarquable, c’est parce que, d’une part, il tend à déconstruire l’approche purement muséographique des œuvres et, d’autre part, parce qu’il pense la scénographie comme une démarche plastique à part entière. Art of this Century permet de faire découvrir les pièces les plus remarquables de la modernité ; en effet, la volonté initiale de Peggy Guggenheim était de donner accès à une collection privée, la sienne. Frederick Kiesler pense ainsi l’espace comme un ensemble ininterrompu, où plafonds, murs et sols se prolongent les uns les autres. Par l’utilisation de la forme ovoïde, Frederick Kiesler prend en compte l’ergonomie (adaptation des formes à leur usage – morphologie) et l’impact psychologique de la scénographie dans la réception des œuvres. Il propose ainsi un mobilier biomorphique (utilisation des formes de la nature afin de les transformer jusqu’à en obtenir l’essence par des formes abstraites) dont les fonctions sont multiples puisqu’elles vont aussi bien servir d’assises que de socles pour les sculptures, ou de tables de présentation. Frederick Kiesler conçoit donc l’exposition comme un ensemble flexible et mouvant, qui répond aux recherches qu’il a effectuées sur l’importance d’une interpénétration (relation réciproque) entre environnement et spectateur.
On comprend donc que ces expériences menées dans le domaine de l’exposition posent les bases d’une réflexion sur un dialogue entre espace, public et œuvre(s). La question du point de vue, qu’on retrouve également dans le théâtre (théâtron : « lieu d’où l’on voit ») est essentielle. La scénographie doit nous conduire dans le « monde de l’œuvre » et nous faire sans cesse osciller entre l’ici et maintenant et l’univers que l’œuvre dessine. Elle est un vecteur constant d’innovations entre ces deux champs que sont la scène et l’exposition, sans compter les autres univers qu’elle touche : l’espace public, l’événementiel (à travers les salons par exemple) ou la réalisation de vitrines. La scénographie d’exposition s’est aussi forgée dans le sillage de l’art contemporain, avec notamment des réflexions qui concernent plus particulièrement le lieu d’ancrage de l’œuvre, comme c’est le cas des œuvres in situ, conçues « sur mesure » pour un site, dans lequel elles viennent littéralement s’implanter. Les théories et approches développées dans les années 1960 délimitent des enjeux fondamentaux concernant le dialogue entre l’œuvre et l’espace, mais aussi l’implication du public et le rôle joué par l’artiste. Le land art suit ce mouvement et ces questionnements, en choisissant d’élaborer des œuvres « hors les murs », c’est-à-dire en pleine nature et notamment, dans les paysages de l’Ouest américain. Ainsi Spiral Jetty est réalisée en 1970 par Robert Smithson (1938-1973) à Great Salt Lake dans l’Utah. Plusieurs tonnes de terre sont déplacées sur le site. Cette digue « artificielle » prend la forme d’une gigantesque spirale. Elle a été conçue en fonction de la topographie du lieu, liée notamment aux mouvements des eaux du lac. Spiral Jetty est soumise aux forces de la nature, qui la modèlent, la transforment et la font même disparaitre sous les eaux en 1972. Des images prises régulièrement documentent ces transformations. Spiral Jetty est emblématique du Land art, dont Robert Smithson fut le principal chef de file. De même que Michael Heizer (1944-) réalise Double negative (1969) sur le site de Moapa Valley, dans le Nevada. Il s’agit alors de creuser une gigantesque tranchée entrainant une métamorphose totale du paysage, le marquant dans son relief. Ces deux exemples font apparaître une dimension supplémentaire qui ne manquera pas de développer les spécificités de la scénographie en rapport avec l’œuvre d’art : la monumentalité. En effet, ce rapport à l’espace, impliquant un investissement de ce dernier à grande échelle suppose la mobilisation et l’adaptation des outils, supports et techniques permettant d’élaborer une œuvre à hauteur du lieu qu’elle doit investir. La manifestation intitulée Monumenta, dont la première édition s’est tenue en 2007, propose tous les deux ans (et jusqu’en 2014, tous les ans), à un artiste d’investir la nef du Grand Palais à Paris. Les propositions aussi diverses que celles d’Anselm Kiefer (2007), Richard Serra (2008), Christian Boltanski (2010), Anish Kapoor (2011), Daniel Buren (2012), Emilia et Ilya Kabakov (2014) ou Huang Yong Ping (2016) ont prouvé à quel point la présence de l’œuvre pouvait modifier la manière d’appréhender un lieu et de se l’approprier.
En définitive, la notion de scénographie est complexe et foisonnante. Elle convoque des univers différents et passe d’un champ à un autre selon l’espace spécifique et les objets dont elle traite. Sa richesse est justement d’agir à l’intersection de divers domaines et d’en mêler les outils et méthodes pour déconstruire notre rapport à l’espace et interroger la déambulation, le parcours ou la temporalité d’un événement, qu’il s’agisse d’un spectacle, d’une exposition ou d’un salon.
Freydefont M., 2007, Petit traité de scénographie. Représentation de lieu/Lieu de représentation, Nantes, J. Séria, 2017.
Glicenstein J., 2009, L’Art. Une histoire d’expositions, Paris, Presses universitaires de France.
Guelton B., 1998, L’Exposition. Interprétation et réinterprétation, Paris, Éd. L’Harmattan.
Nobis B., 1991, « El Lissitzky. L’“Espace des Abstraits” pour le Musée Provincial de Hanovre 1927/1928 », pp. 145-157, in : Klüser B., dir., L’Art de l’exposition. Une documentation sur trente expositions exemplaires du XXe siècle, trad. de l’allemand par D. Trierweiler, Paris, Éd. du Regard, 1998.
Sompairac A., 2016, Scénographie d’exposition. Six perspectives critiques, Genève, MétisPresses
Copyright © 2024 Publictionnaire - Tous droits réservés - ISSN 2609-6404