Les sciences participatives – en anglais citizen science –, se sont développées dans le monde anglo-saxon à partir des années 1990. Alan Irwin, chercheur en sciences de gestion, qui le premier propose ce terme en le choisissant pour le titre de son ouvrage Citizen science. A study of people, expertise and sustainable development (1995), définit les sciences participatives comme une science qui répond aux besoins et aux préoccupations des citoyens, et, dans le même temps, comme une forme de science développée et choisie par les citoyens eux-mêmes (ibid. : XI). En étudiant les crises environnementales, A. Irwin refuse l’idée d’un public ignorant et externe aux questions scientifiques et met l’accent sur l’apport des « connaissances locales et contextuelles » des citoyens qui ne sont pas propres aux scientifiques. Par une série d’exemples pratiques, comme la crise de la vache folle, les pluies acides, la pollution des herbicides, etc., il démontre que ces savoirs sont fondamentaux pour la résolution des crises environnementales et pour la construction d’un modèle de développement durable. En particulier, selon l’auteur, il faut éviter l’opposition entre la « Science » universelle formalisée et ces connaissances locales générées au cours de la vie de tous les jours, mais plutôt reconnaître la diversité de formes de connaissance et d’expertise existantes (voir aussi Irwin, 2010).
Couverture de l’ouvrage Citizen science. A study of people, expertise and sustainable development (Irwin, 1995).
Aujourd’hui, par ce terme, on désigne généralement toutes les initiatives institutionnelles visant à intégrer des membres du public dans les processus de construction des connaissances scientifiques de l’institution même. Ce terme a eu un succès extraordinaire durant les deux dernières décennies. En 2010, le journaliste scientifique Eric Hand publie dans la revue Nature un article enthousiaste en clamant « Citizen Science: People Power ». Les institutions scientifiques reconnaissent rapidement l’intérêt de l’apport de ces petites mains qui permettent de rendre certaines tâches extrêmement plus rapides et moins chères. Grâce au succès considérable de plateformes comme Galaxy Zoo (https://www.zooniverse.org/projects/zookeeper/galaxy-zoo/), où les bénévoles contribuent à la classification des galaxies, ou de Foldit (https://fold.it), où les volontaires, à travers un jeu, aident à découvrir la structure de protéines liées à la transmission du VIH, ce type de démarche s’est vite diffusé dans de nombreux secteurs scientifiques et terrains d’étude en produisant de nouvelles formes communicationnelles (Juanals, 2019).
Capture d’écran, mars 2021, pages d’accueil des projets Galaxy Zoo et Foldit.
Le mouvement des sciences participatives s’est intensifié du fait de la mise à disposition d’outils numériques qui facilitent les échanges et permettent de créer plus facilement des communautés mixant des membres internes et externes à une organisation autour d’une recherche. Hervé Le Crosnier, Claudia Neubauer et Bérangère Storup (2013) affirment qu’« Internet devient un formidable vecteur de l’extension du savoir scientifique, mais également de production scientifique en dehors du régime particulier qui soude les communautés professionnelles de chercheurs ». De plus en plus de dispositifs numériques sont mis en place dans le cadre de projets de sciences participatives : pour récolter les données, pour les analyser, pour fédérer les bénévoles et les motiver, etc. Les dispositifs les plus populaires sont les plateformes de crowdsourcing, c’est-à-dire des pratiques d’externalisation vers la « masse » d’activités réalisées traditionnellement en interne ou par un prestataire identifié, grâce à la mise à disposition d’une plateforme numérique (Andro, 2017 ; Moirez, 2017). Ces types de plateforme soulèvent des enjeux importants de conception en devant prendre en compte dans la définition du public imaginé une large hétérogénéité des participants possibles. Comme le montrent Élise Tancoigne et Jérôme Baudry (2019) dans leur analyse de la plateforme d’astronomie numérique SETI@home, ce type de dispositifs « dessine des modes d’investissement et des modalités d’engagement contrastés, qui se distancent à la fois de ce public imaginé, et de celui des astronomes amateurs, modèle d’une forme traditionnelle d’engagement non professionnel dans les sciences ».
En France, l’intérêt porté aux sciences participatives est plus récent que dans d’autres pays. Des projets commencent à apparaître à partir des années 2000, notamment dans le champ de la biodiversité. Le Muséum national d’histoire naturelle a été sûrement pionnier en lançant des projets comme Vigie-Nature ou Tela Botanica qui attirent désormais des milliers de contributeurs et sont souvent intégrés dans les programmes pédagogiques scolaires. Cependant, la véritable clé de voûte, celle qui a permis d’imposer les sciences participatives comme une priorité dans l’agenda public général français, a été la publication du « rapport Houllier ». En 2016, le biologiste François Houllier, président-directeur général de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) et président de l’Alliance nationale de recherche pour l’environnement (AllEnvi), publie un rapport faisant le point sur ces initiatives, qu’il définit comme « les formes de production de connaissances scientifiques auxquelles des acteurs non-scientifiques-professionnels, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, participent de façon active et délibérée » (Houllier et Merilhou-Goudard, 2016 : 12). Le texte fait un état de l’art de la littérature existante, des projets déjà développés en France, et propose des recommandations pour la création de nouveaux projets d’ouverture citoyenne.
Capture d’écran, mars 2021, pages d’accueil des projets Vigie-Nature et Tela Botanica.
Participer, collaborer, contribuer
Les types d’actions rassemblés au fil du temps sous l’étiquette « sciences participatives » sont profondément différents. Plusieurs essais ont été conduits pour proposer une classification des actions de sciences participatives. La plus connue est la catégorisation du géographe Muki Haklay (2013) qui distingue quatre degrés d’engagement des publics :
Cette première classification fait ressortir un point intéressant. Un projet de sciences participatives se fonde sur une structure de pouvoir dans laquelle des acteurs (scientifiques, éducatifs ou associatifs) définissent les modalités de participation et les outils à employer. Si cette structure de pouvoir peut varier entre des structures top-down et des structures bottom-up, il faut reconnaître que la plupart des plateformes proposent un niveau bas d’engagement du citoyen, qui permet plus facilement l’application d’un protocole rigoureux et la production des résultats répondant aux critères de qualité scientifique.
Une seconde classification mettant l’accent sur ce fait est celle des chercheurs en sciences de l’information, Andrea Wiggins et Kevin Crowston (2011), qui soulignent que tous les projets de sciences participatives, notamment ceux de crowdsourcing, ont une structure de pouvoir hiérarchique. Par conséquent, les auteurs soutiennent qu’il est plus intéressant d’avoir une classification fondée sur le type de projet plutôt que sur le type de participation. En prenant en compte principalement les objectifs du projet et le niveau de virtualité, ils distinguent cinq types :
En somme, même si cette classification prend en compte d’autres paramètres, encore une fois, elle permet de mettre l’accent sur le fait qu’une grande partie des projets de sciences participatives ont une structure hiérarchique dans laquelle des institutions scientifiques ou éducatives ou des organisations non lucratives définissent les modalités de participation et les outils à employer. Par ailleurs, elle emphatise aussi la nécessité d’avoir une structure par le haut pour garantir la qualité et la valeur scientifique des résultats.
Au-delà de l’enthousiasme initial, ces dernières années ont été l’occasion de développer une attitude plus prudente envers les sciences participatives, permettant l’émergence de mouvements et définitions alternatifs. L’historien des sciences Bruno Strasser et ses collègues (2019) soulignent le besoin d’adopter un regard critique, via une perspective historique qui pourra analyser comment le phénomène des sciences participatives s’insère dans la plus longue tradition de la participation publique dans la science. En particulier en s’appuyant sur les travaux de l’ornithologue Rick Bonney (1996 ; 2016), ils soulignent qu’une définition alternative de sciences participatives comme « une rue à double sens » (a two-way street) doit être privilégiée par rapport à celle – plus connue – d’A. Irwin : les sciences participatives sont les projets scientifiques dans lesquels les amateurs fournissent des données d’observation aux chercheurs et, en même temps, apprennent de nouvelles compétences scientifiques. En d’autres termes, la participation du public à la recherche n’est pas seulement un outil pour faire avancer la recherche, mais aussi un outil pour promouvoir la compréhension de la science par le public.
Si l’on adopte cette perspective plus large, on peut voir facilement la proximité entre sciences participatives et d’autres étiquettes (telles que « recherches participatives », « recherche action » ou « recherche action participative », « community-based research », etc.), dont certaines préexistantes aux sciences participatives et qui partagent le même objectif de définir l’intervention du non-professionnel dans la production de la connaissance scientifique. En effet, si le paradigme des sciences participatives a rencontré un succès singulier, il s’agit de ne pas commettre l’erreur de réduire la recherche participative à ce phénomène. Le besoin de produire de la connaissance scientifique en engageant des non-chercheurs s’était déjà manifesté dans des champs tels que les études urbaines dès les années 1940 (Arnstein, 1969).
La science citoyenne et le tiers-secteur scientifique
La découverte de l’importance du citoyen et de sa contribution à la définition des connaissances va au-delà du cadre strictement institutionnel ; elle s’est développée aussi dans d’autres secteurs plus informels, entraînant la formation de ce qui a été appelé le tiers-secteur scientifique, c’est-à-dire : « Une grande diversité de structures et de pratiques qui ont en commun de regrouper individus et associations pour construire collectivement des connaissances qui leur sont nécessaires pour atteindre leurs objectifs citoyens. Le tiers-secteur scientifique construit des savoirs alternatifs, au sens où ils sortent des cadres thématiques, paradigmatiques et méthodologiques qui dominent les institutions de recherche publiques et privées » (Le Crosnier, Neubauer, Storup, 2013 : 68). Il faut aussi observer la montée en puissance de définitions alternatives comme celle de l’association Sciences citoyennes (Millot, Neubauer, Storup, 2012) qui tendent à réduire la distance entre le professionnalisme de la recherche et l’expertise de la société civile en soutenant le concept de « recherche participative » comme mode de production des savoirs. De manière analogue, B. Strasser et ses collègues (2019) concluent leur analyse historique des sciences participatives en insistant sur le fait qu’il faut privilégier la définition de recherche participative à celle de science participative pour englober les nombreuses façons dont les membres du public sont engagés et continuent de s’engager dans la production de connaissances scientifiques.
Dans le contexte français, il faut aussi noter la montée en puissance du terme « contributif » qui, à travers le travail des chercheurs de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) du Centre Pompidou (notamment Bernard Stiegler [1952-2020] et Vincent Puig), s’est imposé comme le mot identifiant le degré maximal de participation (Severo, 2021), et qui implique l’encapacitation (empowerment) complète du citoyen d’un point de vue intellectuel, mais aussi économique. Dans un premier temps, le terme est employé pour identifier des outils d’annotation numérique qui donnent à l’usager la possibilité de s’exprimer : « La contribution produit des savoirs dans le rapport de co-individuation entre les participants au projet » (Puig, 2017 : 313). Dans un second temps, le terme s’est imposé pour identifier une forme de relation économique, l’économie de la contribution, construite sur un revenu contributif conditionnel, un modèle coopératif à l’opposé de la diffusion de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’uberisation.
Au-delà de ces classifications, ce qu’il faut retenir est l’émergence d’un phénomène incrémental et multiforme qui touche tous les champs de la société et qui conduit à la construction d’une nouvelle relation, pas du tout anodine, entre institution et public. Selon cette perspective, la production de la connaissance, qu’elle soit portée par une institution académique ou par d’autres acteurs du tiers-secteur scientifique, doit devenir un processus participatif qui engage le citoyen.
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