La question des « signes religieux » est anthropologiquement large. Elle peut se comprendre de manière très diverse, à la fois en fonction des religions elles-mêmes, selon qu’elles sont monothéistes ou polythéistes, mais aussi selon les époques (Douyère, Gonzalez, 2020). Partant ici des sciences du langage, le cadre théorique s’appuie sur la théorie des actes de langage et de la performativité de John L. Austin (1911-1960 ; 1970) et ses développements pragmatiques en matière de forensic linguistics (linguistique juridique) et de philosophie du langage telle que développée par Judith Butler (1990, 1997, Butler et al., 2011). Le choix fait est d’aborder le sens de « signes religieux » dans la perspective d’une analyse de discours dite « à la française » (Charaudeau, Maingueneau, 2002), qui tient compte en même temps du caractère événementiel historique, contextuel, sociologique de la production de tout discours, et de l’évolution dans le temps du sens des mots qui portent ces discours. La réflexion se centrera ainsi sur ce que l’on entend par « signe religieux », en France, dans le cadre des relations spécifiques qui s’y sont développées entre pouvoir politique et pouvoir religieux au cours des siècles et, aujourd’hui, des lois qui en parlent et s’attachent essentiellement à en régir le port, par les personnes, avec une conception spécifique de la laïcité (Cerf, Horwitz, 2016).
Plus précisément, à partir des textes de lois toujours en vigueur, il s’agit d’éclairer, d’une part, comment la question des signes religieux est généralement comprise en France et dans le sens commun (Sarfaty, 2008) et, d’autre part, les raisons pour lesquelles, dans ce contexte, elle tend depuis les années 1990 à se focaliser sur les signes vestimentaires, en particulier féminins. Cette préoccupation vestimentaire était déjà manifeste dans le principe du régime concordataire napoléonien à propos des membres du clergé, lorsqu’ils étaient encore fonctionnaires d’État (pour une histoire plus complète des relations entre pouvoir et religion en France, voir Seelig, 2018).
La loi de 1905, dite loi de séparation des Églises et de l’État, n’aborde pas directement la question mais induit sans l’exprimer – « la République ne reconnaît aucun culte » – la neutralité d’apparence de tous les agents des pouvoirs publics et donc l’interdiction pour eux de porter visiblement tout vêtement ou signe religieux – à l’exception des élus qui ont droit, selon la jurisprudence, à une totale liberté d’expression.
Comme signalé par Michel Seelig (2018), à partir de la loi de séparation, l’évolution de la tenue des ecclésiastiques et des religieuses catholiques n’a été affectée par aucune décision politique ou mouvement d’opinion. Elle a simplement suivi les évolutions générales de l’Église catholique et de la société : soutanes et cornettes ont ainsi pratiquement disparu de l’espace public – en particulier suite au concile Vatican II (1962-1965). Pour les autres cultes, le port de signes distinctifs juifs (principalement la kippa, mais aussi les grands chapeaux ou papillotes des juifs orthodoxes) et leur passage plus ou moins inaperçu et accepté est historiquement co-dépendant du niveau d’antisémitisme dans la société. Les signes qui paraissent à un moment donné « exotiques » dans l’espace public comme les robes safran des bonzes suscitent tout au plus la curiosité (Obadia, 2020). En revanche, l’histoire est autre en ce qui concerne l’islam. Au contraire des autres religions, la religion musulmane a cristallisé la question des signes religieux sur les vêtements féminins dans l’espace public – on essayera de comprendre pourquoi.
C’est sur cette contextualisation spécifique à la France que portera la seconde partie, à partir de rappels historiques. La méthodologie d’analyse de discours ici choisie part d’une re-contextualisation des conditions de productions des lois ; les lois étant considérées elles-mêmes comme issues de discours – divers et variés, relevant du vivre-ensemble : doxa, sens commun, représentations historiques, géopolitique, etc. dont rendent comptent tous les échanges préalables à leur rédaction au sein des commissions et de l’Assemblée nationale. En ce sens, les lois sont censées être une énonciation qui condense synthétiquement et permet de réguler les résultantes d’un certain contexte à un moment donné ; en même temps, leur énonciation doit leur permettre de s’inscrire dans la durée et de dépasser le contexte qui en a provoqué la rédaction. Elles sont ensuite, à leur tour, génératrices de discours – en particulier avec la notion de jurisprudence. Dans un premier temps, on s’attachera ainsi à la définition historique et évolutive de ce que sont des « signes religieux » dans les lois envisagées comme discours, au regard des notions de public(s) et privé, en fonction de leur visibilité, et donc aussi des possibilités laissées à leur interprétation par des tiers.
Ce que dit la loi dite « de séparation » et ses effets
La question du religieux dans l’espace public en France a été traitée à l’Article 28 de la loi du 9 décembre 1905 : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». À la suite, le Conseil d’État a progressivement fixé la jurisprudence : tout ce qui existait au moment du vote de la loi est licite, toute nouveauté est interdite. Ce fait traduit de manière particulièrement explicite et visible l’influence historique et patente que les lois ont dans l’évolution des sociétés. Ainsi, à Ploërmel dans le Morbihan, la justice a ordonné en 2017 le retrait d’une croix surplombant une statue du pape Jean-Paul II (1920-2005). En revanche, elle n’a pas ordonné celui de la statue, qui ne possède pas la caractéristique d’un « d’emblème religieux ».
Sur un autre plan, temporaire, l’installation traditionnelle et récurrentes de crèches pour la période de Noël dans un certain nombre de bâtiments publics (mairies, hôtels de département ou de région) a été reconnue par le Conseil d’État comme contrevenant à la loi dès lors qu’il n’existait pas une tradition culturelle locale (comme pour les santons de Provence). Néanmoins, à l’instar du maire de Béziers Robert Ménard (élu depuis 2014, situé dans la mouvance populiste et d’extrême droite), certains élus (soutenus par une partie de leurs administrés) n’acceptent pas cette décision de justice et se font régulièrement condamner. En réaction à l’accroissement d’autres affichages de convictions religieuses, ils estiment nécessaire d’affirmer « les racines chrétiennes » de leur territoire. En retour, certains mouvements laïques (comme la Fédération nationale de la libre pensée) manifestent à chaque fois contre ces pratiques.
Les signes religieux s’entendent ainsi à partir du moment où la loi s’y intéresse, en regard de la séparation des Églises et de l’État et d’une définition des domaines et lieux de leurs champs d’application (Poulat, 2010). Dans les faits, la loi de 1905 ne fait référence qu’aux signes sur les bâtiments. Si, comme le montrent les faits évoqués ci-dessus, cet élément reste important, les signes dont on parle le plus aujourd’hui relèvent pour l’essentiel d’éléments vestimentaires. C’est ce glissement de focalisation et la manière dont il s’est effectué d’un point de vue discursif, ainsi que la complexité des controverses auxquelles cette interprétation spécifique de « signes religieux » en « signes vestimentaires » a donné lieu que nous retraçons à la suite.
Le principe de neutralité
L’objectif de la loi de 1905 est que les champs d’intervention des Églises et de l’État soient clairement séparés et distincts, afin que le fait religieux n’ait, d’une part, plus vocation à interférer dans les décisions et l’organisation sociale et politique du pays, comme nation ; et, d’autre part, que la religion et la croyance religieuse, qui relèvent du domaine privé, puissent s’exercer librement aux niveaux individuel et collectif, sans que cela ne regarde l’État (La Morena, 2019). Ainsi, tout en l’encadrant du point de vue administratif, l’État n’intervient-il plus dans l’exercice des cultes. Les cultes sont gérés par des associations cultuelles, dont le statut est défini par la loi. Autrement dit, la loi française de 1905 établit la neutralité de l’État en matière de religion en même temps que la neutralité de la religion envers l’État, en supprimant toute perméabilité possible entre les deux. Ce que retranscrivent les articles suivants : Article 1 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » ; Article 26 : « Il est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte » ; Article 35 : « Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile ».
Une égalité de droits
La loi de séparation établit également l’égalité des droits, pour tous et toutes, sans considération de la croyance religieuse, et permet ainsi à toutes les croyances de pouvoir coexister en paix – ce dont l’État se porte garant – tout en mettant au même niveau, celui du citoyen, les droits des incroyant·e·s et ceux des croyant·e·s. Ainsi, à partir de 1905, la croyance religieuse comme sa manifestation et son exercice ne relève plus que de la seule liberté individuelle (Debray, Leschi, 2016). Par ailleurs, les Articles 31 à 35 de la loi de 1905 prévoient les peines encourues par toute personne qui en obligerait une autre à pratiquer une religion, ou la menacerait à ce sujet ; ou par toute personne qui empêcherait l’exercice d’un culte ; ou encore par toute personne qui prononcerait des propos diffamatoires à l’encontre d’une personne exerçant dans le cadre d’un service public, depuis un lieu de culte (Article 31, 32 ; 33, 34, 35).
Pourtant, bien qu’elle ait désigné en 1905, et pendant un certain nombre d’années, des éléments concrètement assez simples d’un point de vue référentiel (comme en atteste l’Article 1 cité ci-dessus), l’expression « signe religieux » s’est complexifiée à partir de la fin des années 1980, en particulier, autour de controverses relatives au port du foulard islamique dans les écoles. Avant d’examiner ces controverses et leur signification symbolique, voyons d’abord quelle est la double articulation et compréhension possible au sens privé ou public, de ce que sont des « signes religieux » et la manière dont ils sont portés.
Les deux niveaux de sens de privé/public
Un premier niveau de sens se dégage lorsque des signes religieux sont considérés eux-mêmes publics (au sens où ils sont exposés, rendus visibles par d’autres personnes, dans les espaces de partage de vie sociale publics) ou privés (les personnes peuvent porter sous leurs vêtements, et donc sans qu’ils soient destinés à être vus par d’autres personnes, un ou des signes religieux : par exemple, un poignard sikh). Un second niveau d’interprétation est relatif au fait de savoir s’ils sont arborés dans l’espace public ou privé. Or, il est courant que ces deux niveaux de signification se croisent, créant des confusions possibles et donc un besoin interprétatif. Alors que le projet de loi, d’abord appelé sur « les séparatismes » (à l’automne 2020) a été voté en première lecture à l’Assemblée nationale le 15 février 2021 sous le nom de projet de loi « visant à conforter le respect des principes de la République », il est nécessaire de remettre en perspective la stratification discursive et législative qui s’est déroulée par étapes autour de cette expression « signe religieux » pour mieux en comprendre le sens comme les enjeux.
Le principal cadre dans lequel le sens de l’expression « signe religieux » a évolué a d’abord été celui de l’école (primaire, collèges et lycées) qui a mené, presque cent ans après la loi de 1905, à la loi de 2004, intégrée au code de l’éducation, sur laquelle on reviendra plus loin.
Par la suite, la controverse s’est développée hors de l’institution scolaire et du cadre posé par le service public, pour réinterroger la notion de « privé » en regard de « public » (La Morena, 2019), d’abord dans le milieu de l’entreprise, puis plus largement à tout l’espace public, avec la loi du 11 octobre 2010, qui interdit la dissimulation du visage dans l’espace public. Tout en référant par un implicite de contextualisation historique et sociétal au port de la burqa, cette loi ne comprend ni le terme de laïcité, ni aucune allusion religieuse (Cerf, Horwitz, 2016). La loi reprécise à cette occasion, la nature des lieux qui composent l’espace public comme étant : les voies publiques, les lieux ouverts au public et les lieux affectés à un service public.
Compris dans la perspective de la loi de 1905, cet énoncé postule que tous ces espaces gérés par l’État et entretenus par un service public constituent, de fait, des lieux laïques – où ne s’exercent pas les cultes. Néanmoins, tous ces lieux étant des lieux publics, ils sont fréquentés et ouverts à l’accueil de l’ensemble des citoyens et citoyennes. Par ailleurs, les « prières de rue », les processions, etc. ne sont pas non plus totalement interdites dans l’espace public, mais soumises à autorisation administrative.
L’interprétation d’un signe comme manifestation d’une appartenance religieuse
Ce sur quoi tout le monde s’accorde est que le port d’un signe religieux vise à montrer une appartenance religieuse selon des critères qui sont soit objectifs, et en général plutôt stabilisés, soit subjectifs et fondamentalement instables. Sur la base de l’Article 1 de la loi de 1905, on parlera ici de critères objectifs à propos d’objets qui sont compris d’emblée et par eux-mêmes comme exprimant une adhésion religieuse, voire comme symboles à part entière d’une religion, en dehors de toute intention individuelle (ce qui est par exemple le cas de tout monument ou objet destiné à faire référence à une conviction religieuse, comme l’étoile de David sur un mur ou un monument, le minaret, une statue avec la représentation de la Vierge Marie, etc.). C’est la stabilité de ces usages durant presque un siècle qui a permis à la loi de 1905 d’établir un cadre sans confusion possible.
À l’opposé, l’exemple du foulard, dit islamique, constitue le cas le plus actuel de ce que l’on peut appeler « un signe religieux dans une intention subjective » (Woehrling, 2012 : 11). En soi, un foulard est un objet ordinaire et courant, sans aucune signification cultuelle (contrairement par exemple à une croix chrétienne ou une kippa). Le fait de le porter, sur la tête, d’une certaine manière – ce qui relève donc d’un comportement – peut viser, pour une femme, à manifester son adhésion à des préceptes musulmans – comportement facilement interprétable comme tel par des tiers. Or, ici, la question de l’interprétation par les tiers, c’est-à-dire du sens donné par autrui, dans le cadre public des interactions sociales, est importante : une femme sortant de chez elle par temps de pluie en mettant sur sa tête un foulard noué sera interprété différemment d’un femme sortant d’un service de cancérologie avec un turban ; qui sera à son tour interprété différemment d’une femme sortant d’un magasin avec un foulard qui lui couvre cheveux et oreilles en ne laissant voir que le cadre du visage. La compréhension d’un « signe » comme religieux relève nécessairement aussi des capacités de lecture de ce signe par les tiers interprétants. C’est sur cette base, dès lors, que la question du sens se trouve reliée à la dimension visible ou invisible en termes de public ou privé. Ne peut en effet être interprété comme signe religieux que ce qui est interprétable comme tel par un tiers (Douyère, Gonzales, 2020), et donc visible et vu comme tel par un tiers – ce qui dépend de son système de représentations acquis (culture, langue, éducation…).
Parallèlement, un objet ne se constitue en signe religieux qu’en raison de l’intention et de la volonté de la personne qui le porte de manifester son appartenance à une certaine conviction ; un bandana ou un bonnet de laine peuvent dès lors devenir « voile islamique ». Sans cette intention un foulard redevient un simple morceau de tissu. De fait, si une femme qui se couvre la tête nie chercher à manifester une quelconque conviction religieuse, la question de savoir si une telle volonté aurait été licite ou non – et donc la question du signe religieux – ne se pose plus. C’est ainsi, qu’à la suite du vote de la loi dite Stasi (Bernard Stasi, 1930-2011, médiateur de la République et président de la commission sur la laïcité) en 2004, les organisations musulmanes avaient recommandé aux jeunes filles scolarisées qui souhaitaient se couvrir la tête de choisir le bandana, considéré comme signe discret. Mais cela n’a pas été accepté non plus par l’administration scolaire, qui y a vu la volonté d’exprimer une adhésion religieuse (Woehrling 2012 : 11).
Au carrefour de la problématisation du signe religieux : qualification objective ou subjective et question de la liberté individuelle
De fait, la difficulté posée par le foulard islamique est de pouvoir être porté, au sein de la grille interprétative privé/public, selon une classification interprétative sous-jacente proposée par le juriste et président de l’Institut du droit local alsacien-mosellan Jean-Marie Woerhling (2012 : 11), soit comme « une obligation religieuse », soit comme « une manifestation d’une conviction religieuse », soit encore comme « une pratique à connotation religieuse sans dimension obligatoire ». Cette multiplicité d’interprétations possibles est une porte ouverte à la confusion, voire à la polémique – qui a eu lieu. Plus finement, le signe religieux est constitué tel par le regard du tiers interprétant dans la mesure où la personne qui le porte « s’estime dans l’obligation de le conserver en toutes circonstances en public ». C’est alors l’affirmation d’une contrainte religieuse qui en fait un objet religieux ; alors que, porté pour n’importe quelle autre raison, il ne relève plus que d’un choix vestimentaire (ibid. : 18).
Or, pour le tiers interprétant, une différence de perception existe entre un comportement qui exprime une obligation religieuse, et un comportement destiné à signifier l’appartenance religieuse compris comme manifestation d’une liberté individuelle – et donc sans que cela représente une contrainte de nature religieuse. Dans le premier cas, le comportement est mieux accepté, car sa tolérance est nécessaire pour l’exercice de la liberté religieuse – qui est garantie en droit. L’enjeu implicite, mais réel, de l’ensemble de ces controverses est de savoir à quel niveau se pose et se comprend le libre exercice de la liberté individuelle. Posée autrement, et finalement au-delà même du seul champ religieux, la question philosophique (devenue Républicaine) sous-jacente à l’ensemble du débat, déjà présente au 18e siècle et formalisée sous certains aspects par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, pourrait se résumer ainsi : peut-on croire et être libre ?
La dimension symbolique religieuse d’un objet dépend de la croyance qu’une personne, comme individu, fonde sur cet objet – porter un petit ange autour du cou peut représenter quelque chose de symbolique du point de vue d’une croyance religieuse pour la personne qui le porte, ou juste être un petit Cupidon (symbole amoureux), ou encore symboliser un ange gardien. La valeur attribuée à l’objet en termes de croyance ne relève que du fait de la personne qui porte cet objet. Aussi, de manière logique, le critère subjectif devrait-il l’emporter pour la qualification d’un signe comme étant religieux ; c’est pourtant l’approche objective – et donc publique – qui l’emporte. L’intention subjective est presqu’impossible à déterminer dans la pratique. Par ailleurs, la prendre comme critère conduirait à traiter différemment des personnes ayant des comportements identiques, mais des convictions distinctes. À partir de là, le jugement des tiers, censé être représentatif d’un certain principe de neutralité car fondé sur l’observation des faits, en vient à l’emporter sur le principe de liberté (id.).
C’est en cela que la question du foulard islamique en est venue à bousculer la loi de 1905 – qui ne pouvait à cette date poser la question de l’intention en ces termes : les seuls vêtements religieux alors connus et portés étaient ceux des professionnel·le·s de la religion, et tout à fait repérables sans aucune ambiguïté dans l’espace public selon des critères objectifs et d’obligation religieuse. Or, la difficulté est ici augmentée du fait que, en dehors des professionnel·le·s de la religion, « en mettant en pratique son droit à l’autonomie individuelle, le porteur d’un signe religieux met en pratique le principe fondamental d’une société libérale : la libre détermination individuelle » (id. : 23) qui, rappelons-le, est au cœur de la loi de 1905 telle qu’elle est a été portée par Aristide Briand (1862-1932) (Hanss, 2005). Cela crée un paradoxe philosophique dans la mesure où le fait de porter un signe religieux n’est pas interprété comme « une rupture avec cette société », mais comme l’expression d’une adhésion à celle-ci par la mise en œuvre de la liberté individuelle, notamment religieuse » (id. ; Debray, Leschi, 2016).
De fait, en droit, qui est le point de ralliement historique nécessaire pour comprendre ce débat, les critères ne seront pas les mêmes et la définition du signe religieux varie selon qu’il s’agit de privilégier l’expression de la liberté religieuse, ou bien de garantir la neutralité de l’espace public – sur d’autres critères, donc, que ceux objectifs des signes sur les bâtiments publics et ceux portés par des agents publics. La question du port du foulard islamique, et les nombreuses polémiques qu’elle a entraînées, s’est cristallisée par l’introduction de cette variable interprétative.
Les faits aux origines de la polémique
La définition de ce qu’on appelait des « signes religieux » demeura limpide pendant la plus grande partie du XXe siècle en France. Les controverses sur le sens social et discursif de l’expression « signe religieux », décliné en « signe discret » versus « signe ostentatoire » (qui renvoient à la problématisation privé/public explicitée ci-dessus) ont commencé à prendre forme concrètement à partir de la fin des années 1980 avec le port du foulard islamique à l’école par plusieurs jeunes femmes. Or, depuis les années 1980, et selon diverses analyses, ces faits sont précisément à mettre en lien « une réislamisation de l’Islam » évoquée notamment par le sociologue Mohammed Cherkaoui (2018). Par cette expression est décrite l’idée qu’une partie des musulmans, à travers le monde, et donc une partie de l’islam, est devenue plus fondamentaliste et donc aussi plus politique en se réappropriant de manière identitaire la religion. C’est dans ce contexte que se sont d’abord développés des faits divers ayant pour cadre le collège ou le lycée, où des jeunes filles ont commencé à porter le voile : « Dans un contexte qui a changé, il est donc devenu indispensable de clarifier, par la loi, un régime juridique qui ne permet plus de faire face aux revendications identitaires qui se multiplient dans les établissements scolaires » (Rapport sur le projet de loi relatif à l’application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics, 2004). En parallèle à une pratique modérée plus traditionnelle de l’islam, ce phénomène politique et idéologique dit de « réislamisation » porté par certains groupes comme Daesh ou l’autodésigné État islamique, pose néanmoins certaines questions inédites sur le territoire français. Par des faits qui sont nouveaux il réinterpelle régulièrement le législateur sur la notion de privé et de public et de signe religieux.
La première polémique répertoriée avait ainsi débuté en octobre 1989, quand le principal d’un collège de Creil (Oise) avait interdit l’accès de son établissement à trois élèves musulmanes voilées (Ferhat, 2019). En l’absence de texte législatif, l’encadrement juridique du port, par les élèves, de signes religieux à l’école a été déterminé par le Conseil d’État, dans un avis du 27 novembre 1989 : si « le port de signes religieux n’est pas en soi incompatible avec la laïcité de l’école publique » et constitue même une liberté, il ne doit pas prendre un caractère ostentatoire ou revendicatif, ni devenir un acte de pression, de provocation de prosélytisme, ou de propagande et ne doit en aucun cas porter atteinte à la dignité de l’élève. Cet avis reprend, à nouveau, mais dans le cadre précis de l’éducation et de service public précisément défini comme laïque depuis la loi Jules Ferry (1832-1893) du 28 mars 1882, ce qui est mentionné dans les Articles 31 à 35 de la loi de 1905. Sur cette base, la loi de 2004 viendra combler un vide juridique dans la mesure où n’existe alors « en droit positif, aucune règle juridique encadrant le port, par les élèves, de signes religieux dans les écoles, autre que la jurisprudence administrative » (ibid. : 9).
Dans ce premier avis de 1989 sont déjà présents les éléments de discours qui seront repris par la suite par le législateur et, en particulier, les deux termes « ostentatoire » et « prosélytisme ». Le premier renvoie à la dimension observable, descriptible par des tiers, et donc objective, comme vu précédemment. « Prosélytisme » en revanche, relève du discours et d’une interprétation de ce qui est dit : « Qu’en est-il, par exemple, lorsque les jeunes filles portant le voile déclarent à celles qui ne le font pas qu’elles sont de “mauvaises musulmanes” ? N’est-il donc pas légitime de considérer dans un tel cas que le port de certains signes religieux peut avoir, en soi, un caractère de propagande et de prosélytisme ? » (id. : 12). À la dimension prosélyte s’ajoute ici la dimension identitaire, tout aussi inédite par rapport à l’esprit dans lequel la loi de 1905 avait été rédigée. À la suite, cinq affaires similaires à celle de Creil furent examinées par les tribunaux administratifs : en novembre 1992, puis en mars 1994, les règlements d’un collège de Montfermeil (Seine-Saint-Denis) et d’un collège d’Angers (Maine-et-Loire) qui prohibaient explicitement ou implicitement le port du foulard sans faire référence à un quelconque trouble pour la vie de l’établissement ont été annulés : le seul port du foulard, qui correspondrait à une obligation religieuse, n’avait pas été jugé comme suffisant pour l’interdire (Ferhat, 2019). Dès lors, c’est bien la question du prosélytisme, et donc d’une pression religieuse exercée ou d’une identité religieuse revendiquée qui sont identifiées comme problématique, en association au signe religieux lui-même – et non son simple port. D’où la notion de « discrétion » qui va apparaître dans la définition légale, en regard de « ostentatoire » dans la circulaire de 1994, puis dans la loi de 2004. En effet, le mot « ostentatoire » inclut un contenu sémantique qui dépasse la simple visibilité descriptible et observable, et qui relève d’une manifestation volontaire, voire outrancière : « Un signe n’est pas ostentatoire en lui-même, il doit s’accompagner d’un comportement de prosélytisme et de provocation qu’il faut prouver. […] » Le Conseil d’État établit une distinction très claire entre « un signe religieux ostentatoire » et « le port ostentatoire d’un signe religieux ». Le juge refuse en effet de considérer qu’un signe religieux est, en lui-même, ostentatoire. « Ce n’est pas le signe qui est ou peut être ostentatoire, mais bien son port et donc le comportement qui en résulte [typographie d’origine] : prosélytisme, pression, provocation, trouble à l’ordre public, atteinte au bon fonctionnement des enseignements, non-respect de l’obligation d’assiduité » (ibid. : 9).
Aussi, afin d’avoir des éléments précis de cadrage et à la suite de la demande de plusieurs chef·fe·s d’établissement, François Bayrou, alors ministre de l’Éducation nationale, publie d’abord une circulaire le 20 septembre 1994 qui précise, de manière synthétique : « Le port par les élèves de signes discrets, manifestant leur attachement personnel à des convictions, notamment religieuses, est admis dans l’établissement. Mais les signes ostentatoires, qui constituent en eux-mêmes des éléments de prosélytisme ou de discrimination, sont interdits. Sont interdits aussi les attitudes provocatrices, les manquements aux obligations d’assiduité et de sécurité, les comportements susceptibles de constituer des pressions sur d’autres élèves, de perturber le déroulement des activités d’enseignement ou de troubler l’ordre dans l’établissement ». Par ailleurs, le texte qui accompagne la circulaire explicite le contexte et les valeurs en présence. L’école y est redéfinie comme lieu d’éducation et d’intégration « où tous les enfants et tous les jeunes se retrouvent, apprennent à vivre ensemble et à se respecter » ; le texte poursuit : « La présence, dans cette école, de signes, de comportement qui montreraient qu’il ne pourrait pas se conformer aux mêmes obligations, ni recevoir les mêmes cours et suivre les mêmes programmes, serait une négation de cette mission. À la porte de l’école doivent s’arrêter toutes les discriminations, qu’elles soient de sexe, de culture ou de religion. Cet idéal laïque et national est la substance même de l’école de la République et le fondement du devoir d’éducation civique qui est le sien. C’est pourquoi il n’est pas possible d’accepter à l’école la présence et la multiplication de signes si ostentatoires que leur signification est précisément de séparer certains élèves des règles de vie commune de l’école. Ces signes sont, en eux-mêmes, des éléments de prosélytisme, à plus forte raison lorsqu’ils s’accompagnent de remise en cause de certains cours ou de certaines disciplines, qu’ils mettent en jeu la sécurité des élèves ou qu’ils entraînent des perturbations dans la vie en commun de l’établissement ». Suite à la publication de cette circulaire et ce, dès le début du mois d’octobre 1994, trois collèges, à Goussainville (Val-d’Oise), Lille (Nord) et Mantes-la-Jolie (Yvelines), sont le théâtre de manifestations relatives à son application.
Ces événements et le texte qui en a découlé mettent en évidence l’axe sémantique « visible »/« ostentatoire »/« spectaculaire » (et nous ajouterons médiatisé) et donc, aussi, rendu public, qui vient se greffer alors à la définition des « signes religieux » – dans un réseau sémiotique d’opposition aux signes religieux dits « discrets », voire invisibles – qui demeurent dans la sphère du privé. Par la glose de présentation qui encadre la circulaire de 1994, est réaffirmé le système de valeurs national et, en particulier, celui qui oppose une neutralité de droit et de conscience à des revendications d’ordre religieux, dans un système public. Ce faisant, le texte rejette toute tentative de revendication de type religieux – et a fortiori de prosélytisme – dans le cadre du service public et des sphères qui en relèvent, dont, en particulier, celle de l’éducation.
D’un point de vue philosophique, la loi de 1905 couvre toujours les situations ici rencontrées. La véritable difficulté semble émaner du cadre éducatif. La question du signe religieux telle qu’elle est posée se lit en termes de « bâtiment public » et de service public. À ce titre, l’école/le collège/le lycée sont des espaces institutionnalisés, « publics ». Au-delà du texte de 1905, la question n’est plus celle d’un signe « apposé sur les bâtiments » de l’Article 1, mais celle donc du port d’un signe religieux à l’intérieur d’un bâtiment public – sans qu’il s’agisse d’un ministre des Cultes qui serait en visite par exemple. L’interprétation de la loi engage à poser que le fait de vouloir, avec intention, s’habiller de manière reconnue religieuse par un tiers (désigné comme revendication « identitaire ») constitue un signe de prosélytisme qui est, lui, proscrit par la loi dans les bâtiments publics.
Le vote de la loi du 15 mars 2004, dite Stasi, constitue l’aboutissement d’un processus qui aura duré plus de dix ans. Elle est ajoutée au code de l’éducation et s’énonce ainsi : « Art. L. 141-5-1. Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève ». En avril 2015, un débat ressurgit cette fois à propos de l’exclusion d’une jeune femme d’un lycée à Charleville-Mézières pour port d’une jupe longue noire, estimée « signe ostentatoire ». Un glissement de sens opportuniste, en parallèle de la question d’une revendication identitaire, semble s’effectuer ici : si le voile est désormais « signe ostentatoire » et donc proscrit par la loi, une jupe, qui constitue un vêtement que l’on peut qualifier d’essentiel (évitant la nudité sur la voie publique) et donc de théoriquement non marqué en termes identitaires, sera plus difficilement assimilée à un instrument de prosélytisme ou de revendication identitaire. Cela étant certes entendu dans un monde idéal où les femmes sont censées pouvoir porter des jupes de la longueur qu’elles souhaitent, y compris très courtes, sans que cela leur soit attribué comme caractéristique identitaire par les uns (« pute », « traînée », « femme de petite vertu ») ou par les autres (« musulmane »).
Malgré les précisions rendues publiques sur les faits et les discussions qui ont précédé le vote de la loi dans le rapport de la commission (Clément, 2004), la loi de 2004 a suscité polémiques et incompréhensions dans de nombreux pays, européens ou non, à commencer par la France, qui l’ont jugée discriminatoire. Un journaliste du média polonais Gazeta, issu de la dissidence, avait même parlé d’une « forme indigne de discrimination » ; Ken Livingstone, alors maire de Londres, affirmait qu’il s’agissait du texte législatif le plus réactionnaire qu’un parlement ait pu voter en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Outre-Atlantique, le New York Times publie depuis lors régulièrement des articles contre « la dérive liberticide de l’autre patrie de la révolution ». De fait, la notion de laïcité telle qu’elle est comprise et appliquée en France en particulier en matière d’éducation, reste une particularité nationale (historique et sociétale) souvent difficile à saisir vue de l’extérieur (Cerf, Horwitz, 2016). Ceci d’autant plus que le terme et concept de « laïcité » est inexistant dans de nombreuses langues. Par exemple, le mot « laïcité » n’existe pas en langue arabe ; dans le monde musulman, il n’existe qu’en Turquie, traduit par l’ancien président de la République Kemal Atatürk (1881-1938).
Au-delà du cadre de l’école comme institution de service public, et donc laïque, obligatoire et gratuite pour tous et toutes, la question du port du voile à l’université a également fait régulièrement débat. Si les établissements universitaires sont bien des lieux publics, néanmoins les femmes qui s’y rendent sont toutes majeures, ce qui dénote une différence dans l’intentionnalité et, probablement, la lecture que l’on peut faire de la notion de prosélytisme, avec une distinction selon qu’il aurait lieu auprès de mineur·e·s encore dépourvu·e·s de sens critique ou auprès de personnes majeures, censées avoir acquis suffisamment de sens critique pour juger et décider par elles-mêmes et pour elles-mêmes.
Laïcité et fonction sociale de la femme qui porte le voile
Au-delà, et dans la veine des faits divers et discours qui requièrent l’interprétation constante du législateur ou des tribunaux, la circulaire Chatel (Luc Chatel, ministre de l’Éducation nationale, Union pour un mouvement populaire – UMP) du 27 mars 2012 avait été publiée pour interdire le port du voile aux mères accompagnatrices de sorties scolaires. Plus globalement, elle pose qu’« il est recommandé de rappeler dans le règlement intérieur que les principes de laïcité de l’enseignement et de neutralité du service public sont pleinement applicables au sein des établissements scolaires publics. Ces principes permettent notamment d’empêcher que les parents d’élèves ou tout autre intervenant manifestent, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques lorsqu’ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires ». Le Conseil d’État avait ensuite précisé qu’une mère voilée pouvait accompagner des enfants en sortie scolaire, puisqu’elle n’est ni « agent » ni « collaboratrice occasionnelle » du service public. Cette position est devenue par la suite la position générale, dès lors que le port d’un vêtement – qui relève du privé si les personnes ne sont pas des agents publics mais de simples bénévoles – ne s’accompagne pas de prosélytisme religieux ni de troubles à l’ordre public. Malgré une position déjà précisée, sur ce sujet, en termes de partage de ce qui relève du public ou du privé, de nouvelles prises de paroles, discours, reviennent régulièrement, comme cela est arrivé encore à l’automne 2019 et sollicitent régulièrement, derechef, l’attention du législateur. Divers sondages Ifop (Institut français d’opinion publique) confirment cette récurrence. Par exemple, à la question : « Personnellement, seriez-vous favorable ou opposé à l’interdiction du port de signes religieux ostensibles aux usagers du service public ? » (voile, kippa, croix, turban, soutane, kesa, etc.) », posée par le sondage du 18 octobre 2019, à propos du port de signes religieux, 61 % se disent favorable à l’interdiction pour les usagers des services publics et 62 % pour les accompagnateur·ice·s scolaires.
Milieu professionnel et questions de public/privé
Quelques années plus tard, c’est la notion de « public » – en dehors de la notion de « service » public (La Morena, 2019) – qui est re-convoquée et ré-interrogée à travers l’affaire de la crèche Baby Loup (Eliacheff, 2013). En 2008, à Chanteloup-les-Vignes dans les Yvelines, une jeune femme portant le voile, salariée dans cette crèche, est licenciée pour faute grave, suite à son refus de se plier au règlement intérieur qui en interdit le port. Elle conteste son licenciement et saisit les prud’hommes en portant plainte pour discrimination contre la crèche. Après six ans, au terme de nombreux procès, en première instance, en appel, en cassation, devant la Cour de justice de l’Union européenne, la crèche obtient finalement gain de cause.
Cet événement a suscité à son tour d’autres questionnements concernant la délimitation des domaines relevant du privé et du public. Plus globalement, elle a reposé, en variation, la question laïque en lien à l’idée de « public » et de liberté fondamentale, en regard de l’idée de « privé ». En 2008, époque à laquelle se situe la controverse, si la loi interdit le port du voile dans les administrations, les structures privées et les associations sont face à un vide juridique. Saisi par François Hollande, alors Président de la République, l’Observatoire de la laïcité (dont le rôle était d’assister le Gouvernement, dans son action, au respect du principe de laïcité entre 2013 et 2021) réfute l’idée d’une nouvelle loi sur la petite enfance. Son président, le socialiste Jean-Louis Bianco, explique que l’idée d’une laïcité d’interdiction qui multiplie les lois est dangereuse ; mettre trop de règles dans l’espace public pourrait être contre-productif et favoriser au contraire la multiplication des crèches confessionnelles. Le débat va alors s’orienter vers la question de ce que l’on en vient à appeler une « laïcité d’interdiction ».
À la suite de ce débat, un projet de loi parlementaire qui imposerait le principe de la neutralité religieuse pour l’accueil de la toute petite enfance (les moins de six ans) au sein des structures privées qui bénéficient de subventions publiques est proposé en 2012 ; il ne sera pas adoptée par l’Assemblée nationale. Il n’en reste pas moins que l’affaire de la crèche Baby Loup devient dès lors symbolique de la question du port de « signes religieux », étendu au secteur privé. Aucune loi n’explique alors très clairement ce qu’il en est du règlement intérieur des entreprises : la loi sur la laïcité et son application au service public n’était pas applicable au sens strict dans le cadre privé. Il y a donc eu des jurisprudences et, depuis, la loi El Khomri (Myriam El Khomri, socialiste, ancienne ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social) du 8 août 2016 prévoit la possibilité de mettre des restrictions concernant la manifestation de son appartenance religieuse dans les règlements intérieurs, en fonction des métiers et des raisons sanitaires, d’hygiène ou autres qui pourraient en restreindre la manifestation. En entreprise, les salariés du privé ont le droit d’arborer des signes religieux ostentatoires. Des règlements intérieurs peuvent limiter le port de ces derniers de manière « proportionnée » dans certaines fonctions, pour des questions de sécurité, d’hygiène ou de contact avec les clients. En cas de refus du salarié, les entreprises ont l’obligation de proposer un autre poste qui ne comporterait pas ces contraintes et de ne procéder à un licenciement qu’en dernier recours. En ce qui concerne les professions libérales (médecin, architecte, vétérinaire…), une personne à son compte peut recevoir sa clientèle en arborant des signes religieux si elle le souhaite. Cela vaut globalement à quelques exceptions près, dont les avocats, qui ont l’interdiction d’associer leur robe, obligatoire en plaidoirie, à des signes religieux. Le port du voile au tribunal peut mener une avocate à la radiation de l’ordre de la profession.
Conclusion
Au-delà du voile islamique, qui cristallise les attentions (Rudder, 2021), pris ici pour exemple dans le contexte français, le signe religieux traverse largement tous les publics, hommes/femmes, religieux/non-religieux, privé/public (Douyère, Gonzalez, 2020). Comprendre l’esprit des lois, pour reprendre l’expression de Montesquieu (1689-1755), nécessite d’avoir accès à l’ensemble des textes, rapports de commissions etc. qui sont rédigés en amont et explicitent le texte de loi lui-même. Il en ressort, pour les « signes religieux », qu’ils sont définis en priorité par la perception que les tiers en ont effectivement, et en fonction du sens social et politique, en même temps que symbolique, qu’ils revêtent. L’intention des personnes qui les arborent n’est considérée que comme secondaire, voire négligeable – et n’est jamais questionnée par les tiers qui participent également à l’interaction, activement ou comme simples témoins. La cristallisation qui s’est opérée sur le foulard islamique en France a été d’autant plus concrète et rapide qu’elle est aussi directement liée à la question de l’égalité femmes/hommes dans la société française ; cela, y compris dans la perspective d’une possible instrumentalisation du corps des femmes, qui seraient contraintes par leurs maris (ou pères, ou frères) et pour des raisons de radicalisation religieuse à porter le voile – les contraintes et la menace en matière de religion rentrant, comme déjà évoqué, dans le cadre des faits condamnables dont les peines sont prévues par les Articles 31 à 35 de la loi de 1905. La difficulté, toujours identique et récurrente, est de pouvoir déterminer la part d’intention individuelle déclarée, par rapport à la part d’emprise subie – ce qui est pratiquement impossible.
C’est dans ce sens que s’était exprimé Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, à propos des mères accompagnatrices scolaires qui portent ou non le voile, le 13 octobre 2020, sur BFM-TV : le port du voile n’était « pas souhaitable dans la société » dans la mesure où ce que le voile « dit sur la condition féminine n’est pas conforme à nos valeurs » (voir aussi Agag-Boudjahlat, 2019). Resituer ce débat autour du voile et de la dimension vestimentaire lié au signe religieux au prisme plus ample d’une chronologie d’affranchissement des femmes et de leurs corps, longtemps aliénés physiquement, psychologiquement et juridiquement, dans la perspective d’une exigence d’égalité, va également de pair avec cette question évoquée des « valeurs » de la République (ibid.). En 1920, la loi interdit la contraception et l’avortement ; en 1942, l’avortement est considéré comme un crime contre l’État, passible de la peine de mort ; en 1944, les femmes obtiennent le droit de vote ; en 1965, a lieu la réforme du régime matrimonial de 1804 : la femme peut gérer ses biens, ouvrir un compte en banque, exercer une profession sans l’autorisation de son mari ; en 1967, la loi Neuwirth (Lucien Neuwirth, 1924-1913, parlementaire gaulliste) du 18 décembre légalise la contraception (la pilule, qui ne sera remboursée qu’à partir de 1974 – sachant que dans les années 1960, contraception et avortement sont très largement confondus) ; en 1970, la mère devient l’égale du père en matière d’autorité parentale ; fin 1974 la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est adoptée. Cette chronologie rapide permet de mettre en évidence en quoi l’articulation du sens symbolique pris par le port du voile islamique dans la dimension intrinsèque qui le lie au corps des femmes et qui a constitué depuis le début jusqu’en 2020 le principal enjeu des controverses et législations liées à la question des « signes religieux » dans l’espace public, en France, fait sens. C’est aussi dans cette perspective que Martine Cerf, secrétaire générale d’Égale (Égalité, laïcité, Europe), disait dans un entretien donné à Libération en 2015 à propos de la burqa : « Si le voile intégral n’est pas supportable, c’est pour des raisons de liberté, d’égalité et de fraternité : il est imposé à certaines femmes ; il est contraire à l’égalité entre les sexes ; il repose sur le principe qu’il y a des purs et des impurs. Les gens pensent ce qu’ils veulent, mais la loi peut agir sur ce qu’ils expriment ».
Dans cet ensemble, plusieurs lectures du voile islamique porté par les femmes se confrontent à travers une diversité de discours portant chacun des idéologies, des valeurs, voire des positions politiques distinctes et souvent incompatibles (Rudder, 2021). En synthétisant ces éléments d’une manière forcément un peu schématique on peut par exemple distinguer : 1/ le discours issu des droits de l’homme, se réclamant d’une libération des femmes, égales des hommes en tout point ; 2/ le discours libéral au sens premier d’affranchissement de la pensée individuelle face à tout système de pensée oppressif, qui a fondé la pensée laïque telle qu’elle s’exprime dans la loi de 1905, via la voix d’Aristide Briand (1862-1932) ; 3/ le discours anticlérical, positiviste, ou encore celui des Lumières – étendu à toutes les religions et entendu comme refus de toute forme d’oppression et d’obscurantisme impliqué par les croyances religieuses ; 4/ un certain discours féministe qui revendique la liberté des femmes à porter un voile si elles en ont envie, parce qu’il s’agit de leur corps et de leur image ; 5/ l’instrumentalisation de ce discours par un islamisme radical politisé, attaché aux traditions et à la soumission des femmes. Bien que certaines d’entre elles portent des valeurs parfois totalement opposées, qui les mettent en contradiction les unes avec les autres, toutes ces perspectives ont néanmoins chacune réinvesti à leur manière la notion de « signe religieux ». Cette coalition autour du sens à donner à cette expression a provoqué au fil du temps et de l’évolution de la société française, des resignifications en série de cette même expression. Celle-ci en est venue à représenter, en raison des différents discours et réseaux de sens dans laquelle elle a été prise, sur le plan symbolique, beaucoup plus que ce dont elle était porteuse sémantiquement à l’origine. En cela, elle constitue aussi un exemple révélateur de la manière dont le sens des mots, des expressions, se construit en discours, en épaisseur, par superposition et sédimentation de couches de sens successives, qui ne s’effacent pas pour autant les unes les autres. Dans cet amalgame, le corps des femmes, encore et toujours instrumentalisé, comme il l’a toujours été par les trois religions monothéistes (Rudder, 2021), s’est vu à nouveau approprié par le politique et le religieux jusqu’à redevenir un enjeu symbolique. Les éléments mis en exergue dans les controverses contiennent aussi, dans leur implicite sémiotique de lecture en négatif, un contre discours : il s’agit de protéger les femmes afin qu’elles puissent se vêtir comme elles l’entendent dans l’espace public, sans risquer de se faire agresser pour avoir porté une jupe jugée trop courte, comme trop longue, par un tiers. « L’affaire du voile, explique Geneviève Fraisse, de la burqa ou du niqab indique clairement que le marquage sexuel reste quelque chose de constitutif des relations humaines. C’est un message politique qui est envoyé par-là, et non pas un message religieux ou une question liée à la laïcité. Par conséquent cela doit être traité comme du politique et non pas comme autre chose, comme de la philosophie morale, de la conviction religieuse, ou autre. Ce message consiste à marquer à nouveau la dualité sexuelle car elle ne l’est plus assez aux yeux de certains » (Fraisse, Périvier, 2011 : 48). À la problématique du signe est attachée la question de ce qui se remarque, se voit, voire stigmatise. Ici, le contraire du signe conduirait à l’inaperçu, qui permet l’indifférence en même temps que l’indifférenciation.
L’autrice remercie ses relecteurs, dont tout particulièrement Michel Seelig
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