Débats historiographiques et engagement politique
Le courant des Subaltern Studies s’est formé au début des années 1980 à partir d’une critique des approches dominantes de l’histoire de l’Asie du sud, en particulier au sujet du rôle des mouvements paysans dans la lutte pour l’indépendance de l’Inde. Il a eu pour cheville ouvrière l’historien Ranajit Guha, né en 1923, spécialiste des mouvements paysans et auteur en particulier de l’ouvrage Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India (1983). R. Guha, plus âgé que les autres participants du groupe, a influencé deux dimensions essentielles du projet. D’abord, très tôt, il a été militant marxiste et adhérent du parti communiste indien jusqu’en 1956 : la réflexion politique est essentielle dans son approche des sciences sociales. Ensuite, il a travaillé en Europe dès la fin des années 1940 et il a nourri ses travaux de nombreux courants de sciences sociales, de l’histoire marxiste à la sémiologie, un éclectisme dont il s’est fait le passeur auprès du courant (Merle, 2004).
Rassemblées autour de R. Guha, les Subaltern Studies visaient à dépasser l’opposition entre deux postures concurrentes. D’un côté, l’histoire du mouvement nationaliste indien ayant conduit à l’indépendance, telle qu’elle était racontée par un grand nombre d’historiens indiens, attribuait un rôle essentiel à la bourgeoisie et à certaines grandes figures des luttes de libération. De l’autre côté, un groupe d’historiens, principalement basé à l’université de Cambridge, s’opposait à cette approche en atténuant le rôle de la bourgeoisie locale en tant que moteur de l’indépendance et en insistant au contraire sur les formes d’alliance et de collaboration qui avaient pu exister entre la bourgeoisie indienne et l’occupant britannique.
Pour R. Guha, ces travaux, à force de se concentrer sur la bourgeoisie et ses relations d’opposition ou de collaboration avec l’occupant, laissaient de côté le rôle joué par les autres catégories de la population, et en particulier par l’immense masse des classes paysannes. Plus grave, ce manque d’intérêt pour la parole paysanne, et les formes de son expression, s’accompagnait d’une prise au sérieux peu distanciée des sources anglophones souvent publiées par des acteurs du pouvoir. Il était grand temps d’accorder moins de crédit à la parole des dominants et de consacrer plus d’énergie à comprendre ce qui se passait dans les classes qualifiées par R. Guha de « subalternes », une notion par laquelle il affirmait sa proximité avec un marxisme gramscien hétérodoxe. En effet, une caractéristique importante de ces débats a été de prendre place dans un contexte politique de critique du marxisme orthodoxe, de précautions renouvelées dans la démarche d’identification d’un « sujet de l’histoire », de plus grande attention apportée aux discours et aux formes culturelles dans la détermination et l’exercice du pouvoir, suivant notamment les analyses d’Antonio Gramsci (1891-1937) sur la production de l’hégémonie (Scarfone, 2010). En d’autres termes, les Subaltern Studies, à leur naissance, étaient marquées par une conception politique et militante de la pratique historique. En cela, certains auteurs ont noté l’influence de l’historien Edward P. Thompson (1924-1993), qui était venu en Inde quelques années avant la publication des premiers travaux du courant, et dont la venue avait fortement marqué les futurs « subalternistes ». Sumit Sarkar (1997) évoque à cet égard « l’impact significatif » de E. P. Thompson, dont l’usage du terme « plébéien » dans ses travaux sur l’Angleterre du XVIIIe siècle aurait largement inspiré la notion de « subalterne » chez R. Guha.
Au cours de la première décennie d’existence des Subaltern Studies, bien que la réflexivité historiographique ait déjà occupé un rôle central dans l’activité du groupe, elle s’est accompagnée de la production de multiples études empiriques. Les études subalternistes, principalement rassemblées dans la série en onze volumes intitulée Subaltern Studies (1982-2000), ainsi que dans plusieurs ouvrages, ont ainsi donné lieu à des analyses riches des mouvements populaires et des révoltes anticoloniales. Elles ont documenté par exemple la composante religieuse des révoltes paysannes (Guha, 1983), les formes d’(auto)organisation de la classe ouvrière (Chakrabarty, 1989), la construction de l’interprétation (judiciaire et historique) d’un événement de contestation par le pouvoir dominant (Amin, 1987). Les mouvements paysans et ouvriers, certes centraux dans les travaux du groupe, n’ont pas pour autant constitué des centres d’intérêt exclusifs. Certains auteurs ont posé les jalons d’une histoire environnementale attentive aux mouvements populaires de conservation de la nature (Guha, 1985), et d’autres ont discuté diverses formes d’imposition de pouvoir institutionnel, carcéral ou sanitaire (Arnold, 1994). Si la question du « public » n’est pas traitée en tant que telle dans les travaux du groupe, en revanche, il faut noter qu’elle apparait à travers le problème de la publicité et de la publicisation des modes d’expressions subalternes. En effet, l’accès à une archive subalterne est une préoccupation centrale du groupe : un des problèmes récurrents est celui de la façon avec laquelle des personnes et des groupes subalternisés ont pu laisser une trace dans le débat public et la façon avec laquelle le débat public a pris en charge cette intervention. En ce sens, et comme on l’explicite plus bas, il existe des liens entre la réflexion menée par les Subaltern Studies et celle sur les publics.
Le succès international d’un courant académique
Si l’on en juge par les discussions scientifiques qu’elles ont provoqué, les Subaltern Studies ont rencontré un succès académique substantiel dans le domaine de l’histoire. De plus, bien qu’il ait largement été dominé par la figure de son fondateur, R. Guha, le courant a fonctionné autour d’un collectif au sein duquel des générations de chercheurs se sont succédées. Ainsi a-t-il permis de structurer des débats au sein du champ de l’histoire en Inde et à l’étranger. Il a également contribué à l’émergence de plusieurs chercheurs en sciences sociales disposant d’une reconnaissance mondiale : Dipesh Chakrabarty, Partha Chatterjee, Gyan Prakash, pour n’en citer que quelques-uns. Les Subaltern Studies ont également reçu de nombreuses critiques dont certaines sont recontextualisées par Jacques Pouchepadass (2004) et Sanjay Subrahmanyam (2008). La principale est sans doute que le courant a correspondu à un « programme » dont le constat était certes juste, mais dont la mise en œuvre s’est avérée relativement chaotique ou reléguée à plus tard. De ce point de vue, la nouveauté scientifique des Subaltern Studies n’aurait pas été si spécifique et serait liée à un renouvellement plus général des approches historiques à la même époque, avec l’histoire par le bas ou la micro-histoire par exemple. Le travail sur les sources n’en aurait donc pas été radicalement transformé. Aussi a-t-il été reproché aux Subaltern Studies d’avoir longtemps laissé de côté la question du genre et d’avoir toléré une conception trop floue de la « subalternité », fourvoyant parfois l’analyse en omettant de prendre en compte des différences pourtant cruciales de classe et de caste au motif que l’ensemble de la paysannerie indienne aurait été, de facto, subalterne (Sarkar, 1997).
Mais la trajectoire scientifique des Subaltern Studies a surtout été marquée par sa diffusion et son appropriation au-delà des frontières de la discipline historique. Cela est d’abord lié à l’importation de ces travaux aux États-Unis, par l’intermédiaire d’indianistes américains de renom (Bernard Cohn, 1928-2003), qui ont permis à certains auteurs du courant de faire carrière dans les universités les plus prestigieuses. Sanjay Subrahmanyam (2008) éclaire ce phénomène d’importation à la lumière des évolutions du marché académique international et notamment du fait que les historiens indiens se sont tournés de façon croissante vers les États-Unis au cours de cette période. Le phénomène de circulation s’est accompagné d’une série de croisements, notamment avec les études littéraires et culturelles, et d’une rencontre féconde avec des personnalités comme Gayatri Spivak, traductrice de Jacques Derrida (1930-2004) en anglais et auteure du texte Can the Subaltern Speak? Il a résulté de ces croisements une tendance croissante à la théorisation chez certains auteurs du courant, qui se sont progressivement détachés du travail d’archive pour une approche plus conceptuelle de l’historiographie et pour une critique, très liée aux postcolonial studies, de l’universalisme européen (Chakrabarty, 2000).
Public et subalternité
De cette période de débordement des frontières de la réflexion historique, il a également résulté une série de contributions à la conceptualisation du public dans des champs comme la science politique ou les media studies, ceci par des auteurs issus ou non du courant. Une telle contribution s’exprime en particulier dans la critique d’une approche habermassienne de la sphère publique et dans l’opposition entre « société civile » et « société politique » telle que la formule Partha Chatterjee (2004). Selon lui, la société politique recouvre le lien entre les populations et l’exercice gouvernemental du pouvoir par l’intermédiaire de multiples initiatives et agences censées apporter la sécurité et le bien-être social. Elle se distingue de la société civile dans la mesure où celle-ci persiste à convoquer une conception formelle des citoyens comme dotés de droits égaux. Car, pour P. Chatterjee (2004 : 38, ma traduction), « la plupart des habitants d’Inde sont des citoyens dotés de droits, au sens imaginé par la constitution, seulement de façon ténue, et même alors de manière ambigüe et hautement contextuelle. Ils ne sont donc pas des membres à part entière de la société civile et ils ne sont pas considérés comme tels par les institutions étatiques. Mais ils ne sont pas pour autant hors de la portée de l’État, ni même exclus du domaine de la politique ». Dans cette perspective, la notion de « société politique » employée par P. Chatterjee vise à réinscrire dans l’espace du politique à la fois des acteurs et des actions couramment considérés comme apolitiques ou pré-politiques : des formes de contestation, des revendications d’appartenance, des activités jugées illégales, etc.
Le théoricien des médias (non affilié au groupe des subalternistes), Arvind Rajagopal, déplace ce type d’analyse qu’il croise avec la critique de l’espace public habermassien d’un auteur comme Oskar Negt (Neumann, 2018), ce qui le conduit à penser plus distinctement le statut spécifique du public. En effet, pour A. Rajagopal, il ne suffit pas de penser la relative autonomie d’une élite politique et d’un public subalterne – ce qui présente selon lui le risque de prêter parfois une souveraineté infondée au second et de manquer l’explication de ce qui l’institue politiquement comme public subalterne. Il propose au contraire de « penser en termes de public fractionné [split], habité par différents langages du politique, de façon à ce que la question soit celle des termes de traduction entre ces langages, et de la reproduction ou du maintien d’un ensemble structuré de malentendus » (Rajagopal, 2001 : 25, ma traduction). Les contradictions de ce public, fractionné par des divisions de caste et de langue, sont un moteur essentiel de la production télévisuelle indienne analysée par A. Rajagopal, de l’appel au sentiment religieux et à un passé idéalisé. Mais elles sont aussi bien ce qui menace en permanence l’édifice médiatico-politique de s’effondrer. Le public est fractionné – les institutions médiatiques s’adressent du moins à lui comme tel en visant sempiternellement son unification –, et ce fractionnement même cause à la fois le succès et l’échec du projet médiatique.
Il faut noter également la proximité des réflexions de P. Chatterjee et A. Rajagopal avec celles de Nancy Fraser (1990) lorsqu’elle a proposé la notion de « contre-publics subalternes » afin de décrire des arènes alternatives à l’espace public bourgeois et dans lesquelles des membres de groupes sociaux dominés ou marginalisés inventent des discours et des normes critiques remettant en question l’ordre établi (Julliard, 2019). Le concept de N. Fraser s’appuie d’ailleurs sur l’article classique de Gayatri Spivak (1988) qui lui-même dialogue explicitement avec les Subaltern Studies – G. C. Spivak ayant contribué au groupe à partir de 1985. Dans cette perspective, la notion de « public subalterne » est formée au confluent de l’historiographie (Subaltern Studies), des études postcoloniales (G. C. Spivak) et de la philosophie politique (N. Fraser). Elle exprime d’abord la marginalisation et l’exclusion d’une partie du corps politique des espaces de débat public, des règles discursives reconnues comme légitimes. Mais elle incite également à penser la recomposition de ces groupes marginalisés en tant qu’acteurs politiques bien que suivant des normes et des objectifs alternatifs à ceux imposés par les classes dominantes. Ainsi, ce concept conduit à reconnaitre simultanément la fragilité foncière des publics subalternes et des systèmes qui les excluent comme tels.
Cette menace d’effondrement portée par un public divisé a aussi été interrogée par Ravi Sundaram (2010, 2015), analyste des pratiques de piraterie et des marchés informels liés à la circulation des biens culturels. À partir d’une approche des liens entre infrastructures médiatiques et formes de gouvernement urbains, il pointe la dualité d’un phénomène d’échappement et d’enrôlement dont les publics subalternes sont tout à la fois les acteurs et les victimes consentantes : « L’expansion des infrastructures médiatiques a formé une boucle dynamique entre des souverainetés postcoloniales fragiles et des économies informelles de circulation. Indifférents aux régimes de propriété qui accompagnent une culture technologique luxueuse, les populations subalternes mobilisent des technologies mobiles à bas coût pour créer des réseaux horizontaux qui contournent les pouvoirs étatiques et corporatistes. Simultanément, nous sommes témoins de l’expansion de réseaux informels de commodification et de transformation spatiale » (Sundaram 2015 : 5, ma traduction). Pour R. Sundaram, le public postcolonial – au sens d’un public situé dans un contexte postcolonial – des infrastructures médiatiques contemporaines met donc en péril les projets hégémoniques étatiques-industriels au moment même où il contribue au déplacement et au renforcement de l’ordre marchand.
Donc, tout en laissant en suspens la tâche d’identifier de manière définitive les publics subalternes, les Subaltern Studies et les reprises dont elles ont pu faire l’objet dans différentes disciplines contribuent à une problématisation du public, dans sa fragmentation, mais aussi dans sa capacité de détournement des projets qui s’adressent à lui, et dans sa disposition à faire échec aux stratégies mêmes qui l’instituent comme tel. On peut relever que malgré ces apports potentiellement très féconds, la réception des travaux du courant en France a été assez circonscrites dans l’ensemble à l’histoire et aux études indianistes. Isabelle Merle (2004) rappelle que des traductions de ces travaux en français ont eu lieu dès les années 1980 ; les années 2010 ont également assisté à un regain d’intérêt chez quelques éditeurs indépendants (éditions Amsterdam, éditions de l’Asymétrie). Il semble pourtant que le plus souvent les Subaltern Studies se retrouvent associées de façon expéditive et noyées dans un ensemble de travaux qui ont du mal à trouver une légitimité au sein du monde académique français (études postcoloniales, approches décoloniales), et ce malgré un dynamisme indéniable. Il faudrait sans doute pour éviter cela revenir aux textes du courant, en apprécier les apports empiriques – le plus souvent en lien avec l’histoire du sous-continent indien – et prendre le temps de rediscuter ses apports méthodologiques et conceptuels – au titre desquels les « (contre)publics subalternes » peuvent être associés.
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