Socialité écrite et émotions populaires
Gabriel Tarde (1843-1904) mena sa vie durant une double carrière de magistrat et de sociologue. Il publia en 1890 une étude de psychologie sociale qui le rendit plus célèbre, en son temps, que Émile Durkheim lui-même : Les Lois de l’imitation. Sa nomination à la chaire de philosophie du Collège de France consacrera cette popularité. Cet homme de la III° République, ce savant polygraphe dans un monde académique où la division du travail intellectuel se constituait, est surtout connu aujourd’hui encore pour L’Opinion et la foule (1901), ouvrage très marqué par les interrogations scientifiques et les préoccupations politiques de son époque – on songe à Gustave Le Bon et à sa fameuse Psychologie des foules (1895). Même si l’œuvre de Gabriel Tarde ne saurait s’y réduire. Sa Psychologie économique (1902) évoque déjà les problématiques liées au développement des médias de l’époque, ces médias (la « Presse » pour Gabriel Tarde) qui produisent les publics. Il note par exemple le « besoin d’un gloriomètre » (Tarde, 1902 : 71) pour mesurer les nouvelles formes de valorisation à travers « la simultanéité et la convergence des attentions, portés sur un homme ou sur un fait qui devient dès lors notoire ou glorieux » (ibid. : 71, note 26). On peut y voir une intuition de la logique des compteurs qui a envahi les réseaux sociaux et le sens moderne d’une économie de la visibilité et de l’attention (Citton, 2014). Il suffirait de regarder le sommaire de L’Opinion et la foule – « le public et la foule » (1898), « l’opinion et la conversation » (1898), « les foules et les sectes criminelles » (1893) – pour entrevoir que la problématique de Gabriel Tarde se situe bien à la croisée du psychologique, du sociologique, du médiologique et du politique. Jetons un regard attentif sur ce fameux ouvrage.
Un public d’élite
Gabriel Tarde (1901 : 73) y distingue l’opinion proprement dite comme « ensemble de jugements » de la volonté générale comme « ensemble des désirs ». Ce partage entre intellect et affects dessine en fait une frontière décisive entre le public et la foule. Le public peut alors être logiquement défini comme « une collectivité purement spirituelle, […] une dissémination d’individus purement séparés et dont la cohésion est toute mentale » (ibid. : 31). Cette césure de principe est à l’évidence lourde de conséquences : la foule, « faisceau de contagions psychiques essentiellement produites par des contacts physiques […], présente quelque chose d’animal. » Ce « rapprochement des corps » (ibid. : 32) n’est plus consubstantiel à la « vie civilisée » moderne pour autant que les courants d’opinion ne sont plus le fait d’hommes qui « se coudoient, se voient et s’entendent » sur la voie publique. Au contraire, « ils sont assis, chacun chez soi, lisant le même journal et dispersés sur un vaste territoire » (ibid.). La lecture du journal et sa quotidienne sensation d’actualité (ibid. : 33) créent en effet une sorte de communion intellectuelle et cultivée, un public et un esprit public.
Cet « agrégat social » initial (ibid. : 35), né avec l’imprimerie, s’est développé avec le chemin de fer et l’alphabétisation généralisée. C’est ainsi – toujours selon notre auteur – que se serait progressivement constituée une étroite élite d’honnêtes gens lisant leur gazette mensuelle et leurs rares livres (ibid.), élite qui s’élargit ensuite en une communauté scientifique et bientôt politique d’individus liés à la fois imaginairement et réellement par une certaine « solidarité », un esprit de corps (ibid. : 36). Ce public-là, « indéfiniment extensible » par le miracle de l’imprimé, est « le groupe social de l’avenir » (ibid. : 38) : « La civilisation a pour effet, heureusement, d’accroître sans cesse la proportion des actions à distance sur les autres […] due à la diffusion du livre et du journal […]. Mais dans le cas des foules, c’est l’action de près qui se déploie avec toute son intensité, trouble et impure. » (ibid. : 175-176).
Gabriel Tarde n’aura de cesse dès lors de dépeindre la foule comme une plèbe dangereuse, contagieuse et irresponsable : « Par son caprice routinier, sa docilité révoltée, sa crédulité, son nervosisme, ses brusques sautes de vent de la fureur à la tendresse, de l’exaspération à l’éclat de rire, la foule est femme […]. » (ibid. : 163). À l’inverse, la presse introduit par-delà les frontières géographiques et culturelles la conscience nette ou diffuse d’une sorte d’affiliation universelle (« cosmique », ibid. : 80) à une communauté de lecteurs éclairés, à une libre société de pensée, bref à un même « monde » (passim) aux affinités sélectives : « Le lecteur d’un journal dispose bien plus de sa liberté d’esprit que l’individu perdu et entraîné dans une foule. Il peut réfléchir à ce qu’il lit, en silence […]. » (ibid. : 41)
La déraison orale
On comprend toutefois que cet irénisme intellectuel et cette vision en quelque façon hugolienne de la raison écrite – « la parole imprimée […], l’humanité émancipée qui voit dans l’avenir l’opinion détrôner la croyance » (Hugo, 1931 : 224) – se heurte à quelques limites historiques ou politiques. La plus manifeste est la diabolisation de « la » foule (ou pis « des » foules) réduite(s) à une sorte de sauvagerie culturelle menaçante voire criminelle, surtout quand cette plèbe analphabète s’abandonne aux émotions politiques : « Ce que les révolutions ont eu de purement destructeurs, la foule peut le revendiquer […] : barricades, pillages de palais, massacres, démolitions, incendies […] ; foules incendiaires, pillardes, meurtrières, cannibales […] ; foules fanatiques qui se promènent par les rues en criant vive ou à mort n’importe quoi […]. » (Tarde, 1901 : 142, 36, 37, 39 ; voir aussi le travail d’historien sur le sujet d’Alain Corbin, 1995).
Pour Gabriel Tarde, en bon lettré conservateur, la foule urbaine ou rurale ne saurait être éclairée, puisqu’elle s’exprime dans une oralité qui elle-même ne saurait exprimer qu’une sorte de violence archaïque et asociale : sous sa plume, « s’attrouper » est ainsi nécessairement synonyme de « crier, chanter des refrains menaçants, casser des vitres, piller et incendier […]. Il n’y a qu’à lancer une pierre, jeter un cri, entonner le début d’une chanson, aussitôt tout le monde suivra […]. » (Tarde, 1901 : 149-150). Cris, sifflements, chants… le peuple s’exalte et exulte aussi devant les « beaux parleurs » (ibid. : 151), les meneurs de tout poil. En effet, la foule – « même composée en majorité de personnes intelligentes » – a toujours « quelque chose de puéril et bestial à la fois » (ibid. : 155), puérile par sa mobilité d’humeur et bestiale par sa brutalité. Au fond, sous la plume de Gabriel Tarde, savoir c’est s’asseoir et s’asseoir c’est lire pour penser avec les autres : « La civilisation a pour effet, heureusement, d’accroître sans cesse la proportion des actions à distance sur les autres, par l’extension incessante du champ territorial et du nombre des renommées, due à la diffusion du livre et du journal ; et ce n’est pas le moindre service qu’elle nous rend, et qu’elle nous doit en compensation de tant de maux » (ibid. : 175).
Tout compte fait, l’irrationalité des foules est à la mesure de leur inculture (id est leur oralité, au plus loin de l’écrit) et le corps social quêterait en vain une consensuelle « paix sociale » dans ces cohues où règne la promiscuité des corps (toujours trop) expressifs, ingouvernables (Certeau, 1975a ; 1975b). Les foules c’est toujours – peu ou prou – « l’action de près qui se déploie avec toute son intensité, trouble et impure » (Tarde, 1901 : 175-176). En somme, la paix des corpus (lettrés) contre la violence des corps (communards).
Conver(sa)tions privées
L’enchevêtrement du politique et de l’historique et le recouvrement du culturel par le sociologique sont frappants. Aussi Gabriel Tarde ne pourra-t-il guère éviter une forme de déconstruction de son propre horizon idéologique dans sa quête d’une improbable et durable « paix sociale » (passim) doublée d’une conquête de l’opinion publique éclairée (par l’écrit). Il distingue en effet – en toute honnêteté – divers types et sous-types de foules, foules frondeuses ou passives, religieuses ou politiques, foules juvéniles ou séniles, hypnotiques ou politiques, foules esthétiques (sic) ou simplement curieuses, foules agissantes ou expectantes (sic), foules festives et/ou encore foules amoureuses (de l’ordre). Gabriel Tarde songe bien sûr aux « coudoiements » civiques qui ont fait pour partie la Révolution française, révolution des Lumières :
« Il y a une variété des foules d’amour, très répandue, qui joue un rôle social des plus nécessaires et des plus salutaires, et sert de contrepoids à tout le mal accompli par toutes les autres espèces de rassemblements. Je veux parler de la foule de fête, de la foule de joie, de la foule amoureuse d’elle-même, ivre uniquement du plaisir de se rassembler pour se rassembler […] où toute dissidence s’efface momentanément dans la communion d’un même désir, le désir de se voir, de se coudoyer, de sympathiser […]. Même les fêtes de la Fédération, en 1790, si courte embellie entre deux cyclones, ont eu une vertu passagère de pacification. Ajoutons que l’enthousiasme patriotique – autre variété d’amour et d’amour de soi, du soi collectif, national – a aussi souvent inspiré généreusement les foules, et, s’il ne leur a jamais fait gagner de batailles, il a eu parfois pour effet de rendre invincible l’élan des armées exaltées par elles. » (ibid. : 60-61)
Or, si Gabriel Tarde discrédite malgré tout et avant tout « la » foule en général – toujours suspecte d’ensauvagement–, il ne saurait pas plus définir simplement et uniment L’Opinion publique, au risque d’ignorer par exemple les courants d’opinion ou même tous les conflits d’opinion, potentiellement violents et parfois prisonniers de ces « esprits locaux » bornés et d’un autre âge (ibid. : 79). Gabriel Tarde dépasse cette difficulté théorique et sociologique en imaginant une sociabilité élargie de conversations privées tenues entre lecteurs, lecteurs qui se sentent et se pensent par journaux interposés – comme « reliés par d’impersonnelles communications » écrit-il (ibid. : 36). Ces conversations assises comme dit Gabriel Tarde, anthropologue de la communication, loin du bavardage sans rime ni raison et du commérage d’interconnaissance ou de la médisance ordinaires et désordonnées (passim) sont « les plus réfléchies et les plus substantielles car le ton et l’allure des entretiens sont influencés par l’attitude du corps pendant qu’on parle » (ibid. : 98). Mais ces dialogues d’idées à distance, entre interlocuteurs in absentia, sont aussi des facteurs de progrès humains parce qu’ils « stimulent les adversaires sans les blesser » (ibid. : 104), discussions philosophiques, littéraires, esthétiques ou morales. L’avenir des régimes démocratiques serait ainsi voué à une sorte de « conversation tranquille et douce, pleine de courtoisie et d’aménité » (ibid. : 104-15). À l’évidence (pour un clerc), cet idéal de courtoisie intellectuelle et de civilité bourgeoise (Gabriel Tarde ne prise guère le genre mondain des « salons ») se réalise pleinement dans la lecture des journaux. Ainsi, le public a-t-il vocation historique à se substituer à la foule, le lire aux dires et aux délires : « Notre véritable interlocuteur, notre véritable correspondant, c’est, chaque jour davantage, le Public » (ibid. : 135).
Les derniers intellectuels ?
Mais ces conversations de papier et ses interactions anonymes et profuses seraient-elles sans danger ? Une plume ne suffit-elle pas pour « mettre en mouvement des millions de langue » (ibid. : 82) ? Certes, l’auteur de L’Opinion et la foule imagine une société de gens surcultivés, une sorte de koinè des Lumières, « un cercle magique » dans lequel évoluerait « toutes les élites des nations civilisées » (ibid. : 114). Mais, à vrai dire, comment s’assurer de la réalité de cet « internationalisme rationnel » (ibid. : 137) et de cette « unification grandiose de l’Esprit public » (ibid.) ? C’est alors que notre visionnaire revient à des positions beaucoup plus légitimistes sinon idéalistes voire franchement corporatistes, à la limite du plaidoyer pro domo :
« Toute initiative féconde émane d’une pensée individuelle, indépendante et forte, car pour penser il faut s’isoler non seulement de la foule mais du public […]. Le danger des démocraties nouvelles c’est la difficulté croissante pour les hommes de pensée d’échapper à l’obsession de l’agitation fascinatrice […]. Les individualités dirigeantes que nos sociétés contemporaines mettent relief sont de plus en plus les écrivains qui vivent avec elles en continuel contact. Mais ce n’est pas assez […] ; il faut porter toujours plus haut la haute culture et se préoccuper du sort qui sera fait dans l’avenir aux derniers intellectuels […]. Ce qui préservera de la destruction et du nivellement démocratique les sommités intellectuelles et artistiques de l’humanité, ce ne sera pas […] la reconnaissance pour le bien que le monde leur doit […], ce sera leur force de résistance. » (ibid. : 70-71).
Ce dépassement ou ce contournement des contradictions logiques et idéologiques d’une pensée à la fois élitaire et testamentaire, scripturaire et pamphlétaire présente l’intérêt de mettre à vif les problèmes épistémologiques que rencontre la construction d’un objet théorique en sciences humaines et sociales, mais aussi en un sens de préfigurer le travail de Jürgen Habermas (1962) sur la construction d’un espace public garant d’un modèle délibératif et raisonné, et toujours menacé.
Certeau M. de, 1975a, « Le monde de la voyelle », pp. 110-121, in : Certeau M. de, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois, Paris, Gallimard.
Certeau M. de, 1975b, « L’oralité ou l’espace de l’autre », pp. 215-248, in : Certeau M. de, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard.
Citton Y., 2014, Pour une écologie de l’attention, Paris, Éd. Le Seuil.
Corbin A., 1995, « La liesse du massacre et la participation festive de la foule », pp. 87-120, in : Corbin A., Le Village des cannibales, Paris, Flammarion.
Freud S., 1921, « L’âme collective » (d’après Gustave Le Bon) », pp. 86-97, in : Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1975.
Habermas J., 1962, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. de l’allemand par M. B. de Launay, Paris, Payot, 1993.
Hugo V., 1831, « Ceci tuera cela », Notre-Dame de Paris, Paris, Librairie générale française/Le Livre de Poche, 1972.
Le Bon G., 1895, Psychologie des foules, Paris, Presses universitaires de France, 2011.
Park R. E., 1904, La Foule et le public, trad. de l’allemand par R. Guth, Lyon, Parangon, 2007.
Reynié D., 1993, « Tarde et Le Bon », pp. 1680-1686, in : Sfez L., dir, Dictionnaire critique de la communication, t. 2, Paris, Presses universitaires de France.
Tarde G., 1901, L’Opinion et la foule, Paris, Presses universitaires de France, 1989.
Tarde G., 1902, Psychologie économique, t. 1, Paris, Félix Alcan. Accès : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64812c?rk=21459;2 et, avec une autre pagination, http://classiques.uqac.ca/.
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