Née à la fin des années 1990 avec le programme suédois Survivor (Strix, 1997) et l’émission néerlandaise Big Brother (Endemol, 1999), la téléréalité est une forme de télévision à la définition floue. Depuis ses débuts, la controverse l’accompagne de manière si vive que ce sont les discours à son propos qui, en grande partie, la définissent. En effet, véritable révolution pour certains (Le Guay, 2005 ; Ramonet, 1999), simple nouveauté (Kredens, 2008) ou nouvel avatar de programmes promettant l’accès au réel pour d’autres (Jost, 2009), sa réception s’est opérée sous la forme d’un « trouble » au sens de John Dewey (1938) : une situation dont les éléments qui la composaient ne vont plus de soi, laissant ainsi une pénurie de catégories pour la saisir. Ce vide a lui-même engendré une violente inquiétude qui a placé la téléréalité au cœur de débats de toutes sortes. Certains sont journalistiques (Delmas, Richebois, 2006), d’autres savants (Jeanneret, Patrin-Leclère, 2003 ; Jost, 2002, 2007, 2009), d’autres encore ont lieu au cœur des instances de régulation des médias dans différents pays (Allemagne, France, Grande-Bretagne, Portugal, Turquie notamment) ou sont de simples conversations ordinaires sur des forums Internet (Nadaud-Albertini, 2011, 2013).
Ces débats ont interrogé la téléréalité sous le prisme suivant : une forme de télévision reposant sur une publicisation marchande de l’intime doit-elle exister ou non ? Ils font ainsi de la téléréalité un objet particulièrement intéressant pour quiconque questionne la notion de « public » telle qu’elle intervient dans les espaces de débat sur les médias.
La surveillance
Les auteurs traitant de la façon dont la téléréalité articule « public » et « intime » puisent tous dans la notion de panopticon. Imaginée au XVIIIe siècle par le philosophe Jeremy Bentham, cette figure architecturale de la détention a été décrite par Michel Foucault comme un dispositif qui rend les détenus continuellement visibles. Ainsi induit-il chez ces derniers « un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir » en les enfermant dans « une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes porteurs » (Foucault, 1975 : 234-235).
Certains, comme Olivier Aïm (2004 : 51), parleront de « panoptisme interne et centripète » qui consiste en un « dispositif ad hoc composé d’un nombre rhétorique de caméras balisant l’espace filmé », lequel est clos et refermé sur ses propres limites. On offre de la sorte un spectacle dont l’objectif est d’indiquer que l’image a enregistré un signe au sens peircien (Peirce, 1978), signifiant que quelque chose s’est passé tout en invitant à le repérer, à le révéler et à le décoder. On a alors affaire à une véritable mise en procès télévisuelle des images où le téléspectateur surveille à sa guise les visages et les corps des candidats afin d’y lire leurs états d’âme et de les évaluer.
D’autres, comme Mark Andrejevic (2004), s’intéressent à la surveillance en montrant comment ce dispositif de pouvoir s’exerce via l’interactivité. En offrant au téléspectateur de jouer un rôle dans le produit, cette dernière fait de la réception une forme de production. Car, d’une part, elle conduit le téléspectateur à livrer sa singularité à une logique marchande pour qu’elle la surveille et l’exploite en la réinjectant dans la marchandise. Et, d’autre part, elle le conduit à obligatoirement apprécier les produits finis, puisqu’ils sont réalisés avec son concours.
L’exploitation des désirs
Les débats autour du rapport public/intime en téléréalité porte sur un deuxième point : l’exploitation marchande des désirs chez les candidats et les téléspectateurs.
Alors que les débats dans les médias expliquent que l’exhibitionnisme des participants trouve son parfait complément dans le voyeurisme des téléspectateurs (Nadaud-Albertini 2011, 2013), les débats savants analysent le phénomène plus finement. D’abord, en rappelant ce qu’est le voyeurisme en psychanalyse, c’est-à-dire une position dans laquelle celui qui regarde prend plaisir à observer à son insu celui qui est regardé et en conçoit une excitation sexuelle. Puis, en soulignant la déception du téléspectateur en quête d’émotions érotiques voyeuristes, d’autant plus que les producteurs ont présenté les candidats comme des personnes prenant plaisir à être regardées (Jost, 2002).
Pour saisir l’exploitation des désirs en téléréalité, on propose dès lors d’autres notions : le couple pulsion scopique-narcissime. Il constitue la clé de l’esclavage volontaire auquel participants et téléspectateurs se soumettent chacun à leur façon. Les premiers appartiennent aux seconds en tant qu’objet de regard et objet de pouvoir du regard (si les actions des candidats déplaisent, ils seront éliminés). Réciproquement, les seconds appartiennent aux premiers, parce que les téléspectateurs ont besoin des participants pour jouir du plaisir de regarder et d’exercer leur pouvoir (Jost, 2007 ; Spies, 2010).
Pour décrire au plus près l’exploitation des désirs, certains ajoutent un autre élément : le sadisme. En effet, au quotidien, les téléspectateurs prennent plaisir à regarder à la télévision des événements qui leur feraient horreur s’ils les vivaient. Pour une raison : se confronter à ce type de spectacle leur permet de savourer par comparaison le confort de leur propre vie. La téléréalité accroît cette satisfaction en leur permettant d’agir sur ce qu’ils voient à l’écran de façon à rendre la situation des participants aussi inconfortable que possible (Jost, 2002).
L’exploitation des désirs comprend également la quête de célébrité qui incite les candidats à participer. La téléréalité présente la visibilité qu’elle offre aux participants comme une source de réussite professionnelle et financière et un vecteur de reconnaissance de leur individualité, tout en sachant combien cette réalisation est illusoire, et cette notoriété éphémère (Béglé, 2003). L’exploitation est d’autant plus efficace qu’on crée ainsi derrière l’écran un vivier de participants potentiels en donnant l’impression que tout téléspectateur peut devenir candidat (Soulez, 2004).
Une réalité fallacieuse
Dans les médias, les discussions sur la notion de « public » en téléréalité ont porté sur un troisième point : la mise en scène de la réalité, là où on attendait de la réalité brute. De nombreux débats journalistiques ont ainsi porté sur les effets de montage, les effets de style, le casting, etc. (Nadaud-Albertini 2011, 2013).
Les discours savants dénoncent moins le décalage entre le réel et ce que montre la téléréalité que la stratégie de communication brouillant les catégories de sens. Cette opération commence en France dès la première émission, Loft Story (Endemol, 2001). Par un nom, « fiction réelle interactive », M6 positionne le programme sur trois modes : authentifiant (on promet que ce qui est donné à voir est la réalité), fictif (l’émission promet d’être lisible au sens où l’histoire est construite en fonction de son intelligibilité) et ludique (le monde du jeu est un monde qui repose sur le réel, mais où la complexité des relations sociales est simplifiée par des règles propres au jeu).
Ce faisant, la chaîne procède à trois opérations. La première : elle apporte les trois bénéfices qu’une chaîne peut promettre aux téléspectateurs pour qu’ils soient au rendez-vous. La deuxième : elle sature la signification que le téléspectateur peut construire pour lui-même, en préconstruisant les trois possibilités de sens. Ainsi, quelle que soit celle pour laquelle le téléspectateur optera, elle lui sera imposée. La troisième : elle rend la critique inefficace. En effet, ce triple positionnement permet une communication très mobile, car si l’on attaque l’émission sur un mode, l’argumentation se tourne vers un autre mode. La critique perd son efficacité, puisqu’elle apparaît comme ne se situant pas sur le mode adéquat, comme si elle échouait à saisir la nature de la téléréalité. Le dévoilement devient alors très difficile, si ce n’est inopérant (Jost, 2002).
La récupération de la critique : entre art du scandale et instrumentalisation de l’éthique
En conséquence, la téléréalité interroge la notion de « public » en posant la question du rôle de la critique dans nos espaces de débat démocratique. Lors des controverses sur Loft Story, on a mis en évidence l’inefficacité de la critique en tant que voix dissonante assurant un contre-pouvoir. Devenue l’alliée de la téléréalité à son corps défendant, elle a contribué à attirer l’attention sur le programme polémique, et ainsi à en maximiser l’audience. Peu importe que les téléspectateurs soient investis dans l’émission ou qu’ils adoptent une distance critique, pourvu qu’ils soient au rendez-vous devant leur écran (Jeanneret, Patrin-Leclère, 2003). Dès le début, faire de la téléréalité revient alors à maîtriser l’art du scandale comme moyen de promotion.
Puis vient la phase de l’instrumentalisation de l’éthique qui dominera la téléréalité des années 2000. Elle procède d’une forme de « double speak », c’est-à-dire d’une juxtaposition de deux niveaux de sens contradictoires qui rend indécidable la signification dans son ensemble (Burch, 2000). D’un côté, les producteurs revendiquent ouvertement les critiques faites à la téléréalité lors du Loft et les incorporent aux contenus mêmes des programmes, afin de créer de nouvelles polémiques propres à assurer la promotion des émissions. D’un autre, ils semblent vouloir faire cesser la controverse en aménageant les concepts. Pour cela, ils feignent de les rendre plus éthiques, l’objectif étant de rassurer les téléspectateurs les plus soucieux de la morale.
La Ferme Célébrités (Endemol, 2004) est un exemple révélateur de cette tendance. En demandant à des peoples de vivre comme des fermiers du XIXe siècle, sans eau ni électricité, le concept assume pleinement son sadisme et propose au téléspectateur d’en rire. Mais, dans le même temps, il fait concourir chaque participant au nom d’une association caritative : plus les candidats restent dans l’émission, plus ils gagnent d’argent pour les associations. On présente ainsi leur souffrance comme participant d’un acte qui consiste à faire momentanément don de soi pour aider des personnes moins favorisées par la vie. Autrement dit, on s’efforce de dépeindre le spectacle de la douleur comme vecteur d’une action gratuite dont l’objectif semble louable (Nadaud-Albertini, 2011, 2013).
À côté de cette stratégie de l’ambiguïté, les producteurs s’efforcent de mettre leurs émissions à l’abri des controverses en changeant leurs dénominations. Ainsi Koh-Lanta (ALP, 2001), qui est apparu sur les écrans sous l’étiquette « téléréalité », sera-t-il au fil du temps appelé « jeu d’aventures », comme La Nouvelle Star (Fremantle, 2003) se verra rangée dans la catégorie « concours de talents ». Seuls les programmes que l’on n’a pas su renommer se verront encore qualifiés de « téléréalité ».
Ces derniers revendiqueront de façon décomplexée toutes les critiques que l’on a opposées à la téléréalité pour faire le buzz, c’est-à-dire en faire des vecteurs d’un scandale propre à assurer leur promotion, le tout sous la forme d’un grand feuilleton transmédia. Avec des émissions dans la filiation des Anges (La Grosse Équipe, 2011) qui réunissent d’anciens candidats, on crée en effet un gigantesque nœud narratif entre toutes les téléréalités, faisant de chacune à la fois la source et l’extension d’un grand récit. Ce dernier rebondit par la narration qui a cours dans les programmes, mais également par les nombreuses polémiques abondamment relayées par les candidats sur les réseaux sociaux, par différents talk-shows dévolus à la téléréalité comme Le Mag (NRJ12, 2011), et par certains blogueurs spécialisés, comme Jeremstar ou Sam Zirah (Nadaud-Albertini, 2017).
En d’autres termes, la critique est devenue un élément de récit de la téléréalité, et ainsi une forme de divertissement permettant à chacun de regarder la téléréalité en ayant le sentiment de respecter ses principes éthiques. Dès lors, il est difficile de prendre la parole sur la téléréalité dans un espace public saturé par avance par l’indignation : dénoncer revient à alimenter l’instrumentalisation du scandale et se taire à laisser faire. Quant à trouver une troisième voie, cela reste un défi.
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