Téléspectateur


 

La définition du téléspectateur se construit au carrefour de l’évolution des usages de la télévision et des regards portés sur lui tant par les chercheurs que par les professionnels du champ médiatique.

 

Une pratique sociale individualisée

L’emploi du singulier ou du pluriel pour désigner le(s) téléspectateur(s) participe de la définition de cette notion. En France, regarder la télévision est une pratique sociale qui a commencé par être collective avant de devenir rapidement individuelle. En effet, les premiers programmes de télévision avaient pour téléspectateurs des individus, aux profils sociologiques relativement diversifiés, rassemblés dans le cadre du mouvement des télé-clubs. En 1950, alors que seule une petite partie du territoire est couverte par le réseau de diffusion, l’achat d’un téléviseur représentait un investissement tel (150 000 francs en moyenne, alors que le salaire de près de la moitié des Français était inférieur à 25 000 francs par mois) que l’on organisait une souscription dans certains villages permettant l’acquisition collective d’un poste. On parlait alors d’« associations de réception collective des émissions télévisées » ou de « coopératives de spectateurs ». Il s’agissait de se retrouver, une, deux voire trois soirées par semaine, dans la salle communale ou dans la salle de classe, pour « voir la télévision » (Dumazedier, 1955 : 17). Il s’agissait bien de découvrir ce nouveau média, objet de phantasmes éducatifs, culturels et de divertissement, avant de venir regarder un programme en particulier.

Une photographie en noir et blanc montrant un groupe d'hommes de dos, attablés dans un bar café, et regardant un écran de télévision dans le fond.

Diffusion d’un match de football dans un café d’Amsterdam, Pays-Bas, 1967. Source : Eric Koch, Nationaal Archief / Anefo (CC0 1.0).

 

Lorsque les prix des récepteurs ont baissé et que la télévision a fait son entrée au sein des foyers individuels, les usages ont d’abord été collectifs, sur le modèle du rassemblement familial dans le salon, tel qu’initié aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Ce qui a servi de justification aux programmateurs pour valoriser la diffusion des « programme[s] le[s] moins contestable[s] », c’est-à-dire les programmes potentiellement les plus consensuels, susceptibles de rassembler petits et grands devant l’écran (Souchon, 1990 : 101). Par la suite, la pratique téléspectatorielle s’est individualisée, à mesure de la multiplication des chaînes et du nombre de postes – aujourd’hui d’écrans – par foyer. À l’heure actuelle, on observe une diversification des manières d’être un téléspectateur : on regarde de la télévision en différents lieux et temporalités et sur différents appareils. Pour autant, cela ne semble pas (encore ?) modifier en profondeur le rapport des individus à la télévision (Blanc, 2015 ; Combes, 2015). Notamment pour les adolescents, la pratique du média en solo ne s’explique pas tant par la quête d’une programmation alternative, mais participe plutôt d’une revendication d’autonomie caractéristique de cette tranche d’âge : « les jeunes interrogés n’ont pas, loin s’en faut, abandonné une pratique collective de la télévision et […] celle-ci continue toujours de jouer un rôle important dans la construction des liens qu’ils entretiennent avec les autres » (Kervalla, Loicq, 2015 : 91). De même, la figure du « téléspectateur nomade » demeure encore un mythe (Lejealle, 2009).

 

Une expérience subjective

En 2014, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) estimait à 96,7 % la proportion de foyers en France équipés d’au moins un téléviseur (Conseil supérieur de l’audiovisuel, 2014). Cela signifie-t-il que ces individus sont de facto des téléspectateurs ? Une réponse par l’affirmative est perçue comme trop réductrice par les sciences humaines et sociales, qui ont progressivement fait évoluer la définition de téléspectateurs, considérant que les individus ne se définissent pas au regard d’un taux d’équipement mais doivent être envisagés comme des acteurs sociaux actifs. En effet, les sciences humaines et sociales ont mis à distance la définition lexicale consensuelle (« Personne qui regarde et écoute la télévision », [Larousse, s. d.]), pour faire le choix de s’intéresser aux performances des spectateurs.

Dans les années 1990, le sociologue Daniel Dayan a ouvert la voie à une définition du public de télévision comme expérience subjective, héritée notamment de perspectives de recherche anglo-saxonnes : c’est la conscience que l’on a d’être téléspectateur et de se percevoir comme le représentant d’un collectif de spectateurs. Dans cette perspective, l’activité téléspectatorielle n’est pas simplement individuelle, mais collective : « Recevoir une émission, c’est entrer en interaction para-sociale, non seulement avec le montré, mais avec le hors champ. C’est se reconnaître en tant que convive » (Dayan, 1998 : 185). Dès lors, une définition elle aussi consensuelle prend forme au sein du champ académique, celle des téléspectateurs performants : le téléspectateur est celui qui se manifeste comme tel dans les conversations au travail (Boullier, 1987), dans les rassemblement collectifs sur les lieux de cérémonies télévisées (Dayan, Katz, 1992), dans les courriers adressés aux acteurs et producteurs d’une série télévisée (Pasquier, 1999), ou encore dans des discours de désapprobation des contenus télévisuels (Esquenazi, 2002). En ce sens, le public de télévision se compose de ceux qui s’en déclarent les membres, ce qui conduit les chercheurs à s’intéresser à des expériences spectatorielles (Livingstone, 2005 ; Mehl, Pasquier, 2004). Une telle définition renouvelle les perspectives de recherche sur l’objet et le réhabilite (Ségur, 2010) : le champ d’étude des téléspectateurs intègre le champ d’étude des publics (Le Grignou, 2003). Se pose alors la question de la temporalité (éphémère vs durable) de la posture téléspectatorielle, ainsi que celles de l’engagement (distance vs implication), des conditions d’exercice (exclusivité vs partage) ou encore de la visibilité (Cefaï, Pasquier, 2003).

 

Des figures diversifiées

Par leurs discours et leurs propositions de programme, les professionnels du champ médiatique produisent de multiples figures de téléspectateur, plus ou moins déterminées socialement. Il y a celles qui émanent des enquêtes d’audience, et celles qui participent de la construction identitaire des publics médiatiques et de leurs rapports aux médias. Ainsi, dans les années 1950, le téléspectateur est-il plutôt présenté comme populaire et enthousiaste par les dirigeants de la RTF : « Avide de s’instruire, mais aussi amateur de distractions bon-enfant, il regarde avec enthousiasme ce que les réalisateurs lui “offrent” » (Poels, 2015). La décennie suivante, la possession d’un poste de télévision s’inscrit dans un mouvement de standardisation des comportements, induit par l’avènement de la société de consommation et des loisirs. Être téléspectateur indique alors l’appartenance à un univers socioculturel, celui du « Français moyen ». Avec le développement de la publicité, la figure du consommateur domine progressivement et durablement le champ des représentations professionnelles du téléspectateur, malgré quelques résistances ici ou là. En parallèle, c’est la figure de la diversité qui s’impose après le mythe fondateur du grand public, et à la faveur notamment de l’accroissement des statistiques (Souchon, 1990). Le téléspectateur est également défini comme celui qui se reconnaît dans les programmes télévisuels, qui en accepte les « promesses », qui, parce qu’il s’identifie, est le « témoin » de sa vie présentée à l’écran (Jost, 2001). Les critiques de télévision participent aussi à la production de définitions des téléspectateurs, comme l’expliquent Jérôme Bourdon et Jean-Michel Frodon (2003). Une illustration en est la figure du téléspectateur manipulé, répandue dans la presse française au moment de la diffusion des premiers programmes de télé-réalité (Nadaud-Albertini, 2013).

Enfin, les choix en termes de politique de programmation s’accompagnent de la promotion de l’une ou l’autre figure de téléspectateur. Par exemple, dans les années 1990, la sociologue Dominique Mehl a observé une évolution de la place accordée aux téléspectateurs dans les dispositifs télévisuels, fondée sur un « pacte compassionnel » : « Le public occupe une place nodale puisqu’il est invité, non seulement à regarder et écouter, mais à réagir. Il est convié à donner son avis, appelé à manifester son émoi. Il est fréquemment incité à se mobiliser, souvent pour cotiser, parfois pour trouver un appartement ou un travail, de temps en temps pour pister une victime ou traquer un coupable »  (Mehl, 1996 : 198). Aujourd’hui, cette figure d’un téléspectateur participatif est de retour, d’une part, dans la multiplication des dispositifs dits d’interactivité – vote par SMS/site internet, proposition de scénario via l’application Twitter, etc. – et, d’autre part, dans la mise en place d’instances contributives à la politique de programmation ou à la vie d’une chaîne. C’est le cas du Conseil Consultatif des Programmes (CCP) à France Télévisions, composé de 24 téléspectateurs, qui a pour mission d’« émettre des avis et des recommandations sur des problématiques en lien avec l’audiovisuel public » (France Télévisions, 2019). Cette figure est particulièrement célébrée par les médias en ce qu’elle attribuerait un pouvoir aux téléspectateurs dans le choix et l’élaboration des contenus. À moins que ce ne soit un élément d’une stratégie de légitimation des politiques de programmation…

« Conseil consultatif des programmes 2024 ». Source : France Télévisions sur Youtube.

 


Bibliographie

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Auteur·e·s

Ségur Céline

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Ségur Céline, « Téléspectateur » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 31 octobre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/telespectateur.

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