« L’oxygène de la publicité »
« Nous devons trouver les moyens de priver les terroristes et les pirates de l’air de l’oxygène de la publicité dont ils dépendent ». La réflexion de Margaret Thatcher, alors chef du gouvernement anglais, au cours d’une allocution devant l’American Bar Association, le 15 juillet 1985, éclaire l’un des enjeux majeurs du terrorisme : celui du public, à la fois cible et victime de cette violence politique. Pour penser le terrorisme au regard du public, il faut envisager, à l’instar du philosophe Jürgen Habermas, le terrorisme comme une « pathologie de la communication » (Derrida, Habermas, 2004). Pour provocatrice qu’elle puisse sembler, cette définition n’est pas sans justification. En effet, le terrorisme est une violence à dimension politique qui se fonde sur une idéologie qu’il s’agit de répandre de manière spectaculaire. Comme tout spectacle, cette violence suppose une mise en scène ainsi qu’un public chez lequel on espère susciter une émotion, en l’occurrence la terreur, cette peur qui fige et abolit la raison. Sans « l’oxygène de la publicité », le terroriste n’est donc qu’un criminel de droit commun et son crime est sans écho, c’est-à-dire sans effet. Constatons au passage que le terme même terrorisme est une arme rhétorique plutôt qu’une réalité objective : le terroriste est l’adversaire auquel on dénie l’usage légitime de la violence. Aussi la plupart des terroristes se présentent-ils non pas en tant que tels, mais comme des résistants, des libérateurs ou bien des soldats d’une cause nationale, religieuse ou politique. Le souci du public transparaît également dans cette forme de légitimation.
Si la violence politique est tardivement qualifiée de « terroriste », elle se déploie dès le XIXe siècle de manière assez vigoureuse dans l’espace européen puis américain et asiatique, mais plutôt sous une forme rénovée de tyrannicide. Dès l’apparition du mot terrorisme sous la plume du publiciste Benjamin Burke (1795), pour désigner le régime politique mis en place par la Convention – c’est-à-dire la Terreur – puis son intégration dans le Dictionnaire de l’Académie (5e édition, 1798) et enfin son réemploi par Napoléon Bonaparte, alors premier consul, en 1800, pour désigner la violence politique des minoritaires, le terrorisme suit une même logique. Il s’agit de mettre en lumière une cause, une idéologie, afin de provoquer une réaction. De ce fait, la violence politique a largement profité du développement des médias et des diverses révolutions dans la communication.
La foule comme cible et comme public
Avec l’émergence des attentats à l’aveugle à partir de 1893 et de l’attentat d’Émile Henry, boulevard des Capucines (Ferragu, 2019), il devient nécessaire de distinguer la victime de la violence politique et la cible prise à partie, à savoir l’opinion publique. Le phénomène s’attaque d’ailleurs aux relais médiatiques, également sollicités et eux aussi pris à partie. En effet, les médias servent de caisse de résonance, consciente et inconsciente, et sont devenus, dans une certaine mesure, les « malgré nous » du terrorisme. Cet usage est dans la nature même du terrorisme. À la fin du XIXe siècle, l’expression propagande par le fait, forgée par l’anarchiste Andrea Costa en 1877, résume cette forme nouvelle d’action politique (Salomé, 2010). De la sorte, l’attentat est le média, à la manière dont le théoricien des médias, Marshall McLuhan, les qualifiait en 1964 dans le premier chapitre de son ouvrage Understanding Media. D’ailleurs les activistes ont rapidement exploité cette dimension. Auteur d’un Manuel du guérillero urbain (1969) devenu la référence de l’extrême gauche violente, voire du jihadisme (il est cité dans Management de la sauvagerie, diffusé à partir de 2004 par Abu Bakr Naji, un texte qui propose une stratégie de conquête du pouvoir dans les pays arabes), Carlos Marighella (1911-1969) est l’un des rares à théoriser cet usage. Il distingue ce qu’il définit comme la « propagande armée » (« Les mass médias d’aujourd’hui, par le simple fait de divulguer ce que font les révolutionnaires, sont d’importants instruments de propagande », Marighella, 1969 : 11) et ce qui relève de la « guerre des nerfs » :
« La guerre des nerfs ‒ ou guerre psychologique ‒ est une technique de lutte fondée sur l’utilisation directe ou indirecte des médias. Son but est de démoraliser le gouvernement. On y arrive en divulguant des informations fausses, contradictoires, en semant le trouble, le doute et l’incertitude parmi les agents du régime. Dans la guerre psychologique, le gouvernement se trouve en position de faiblesse, aussi censure-t-il les moyens de communication. Cette censure se retourne contre lui, car il se rend impopulaire ; il lui faut par ailleurs exercer une surveillance sans relâche, ce qui mobilise beaucoup d’énergie ».
La violence politique sollicite les regards, y compris celui du chercheur en sciences humaines et sociales ; ce qui révèle une première ambiguïté : en posant ce regard, jusqu’à quel point participe-t-on à ce phénomène qui suscite, pour reprendre la formule de l’un de ses premiers analystes, l’essayiste et historien Walter Laqueur (2001), une « fascination à distance respectueuse » (p. 12). Confronté au spectacle terroriste, le chercheur peut-il éviter de se muer à son tour en propagandiste de la terreur ? De la sorte, cette distance dont parle Walter Laqueur et même ce processus de mise à distance sont les clés de l’approche scientifique et justifient une réflexion sur le rapport au public.
Les médias comme armes
Sans esquisser une histoire comparée de la violence politique et des médias, on constatera que le terrorisme, qui vise à instiller la terreur, profite déjà de l’âge d’or de la presse populaire au XIXe siècle. Le développement de l’image de presse, la multiplicité des titres et des mises en récit (de l’attentat), l’attente du grand public friand des faits divers et de ce « sang à la Une » cher à Joseph Pulitzer…, tout cela favorise la circulation de l’information ainsi que de l’émotion. Au temps des attentats anarchistes de la fin du XIXe siècle, cela dessine également un cycle et une temporalité terroristes qui commencent avec l’attentat, se poursuivent avec l’enquête, l’arrestation, puis le procès et enfin la condamnation (et particulièrement la condamnation à mort, comme ultime spectacle) (Ferragu, 2019). Dans cette dramaturgie, les anarchistes usent du tribunal comme d’une tribune pour revendiquer, pour expliquer, et faire de la propagande… Un schéma encore perceptible de nos jours dans le cas d’un Carlos (Illich Ramirez Sánchez) par exemple, dont les discours concluant chaque procès sont autant d’occasions pour redonner sens à ses actes. Les discours des accusés, développés au cours du procès et colportés par les journaux, à commencer par la Gazette des tribunaux, ont une influence indéniable. L’exécution de la sentence de mort est même l’occasion d’éditions spéciales qui reviennent sur les motivations et donc sur les revendications du terroriste. La presse, la justice sont bien malgré elles embrigadés dans l’entreprise de propagande anarchiste. En parallèle, la lutte contre le terrorisme, qui souvent s’est réduite à une lutte contre une idéologie considérée comme menaçante (le républicanisme au temps de la Monarchie de Juillet, l’anarchisme à la fin du XIXe siècle, etc.), passe par le contrôle des flux médiatiques. Dès la IIIe République, les lois dites « scélérates » (1893-1895) envisagent le huis-clos et légifèrent sur la « propagande anarchiste »… Ce qui inclut une forme de censure de presse alors même que la République s’honore d’avoir libéré la presse en 1881.
L’avènement de nouveaux médias, radio et surtout télévision, puis internet, modifie la question du public ainsi que l’interaction avec celui-ci (Bazin, Sécail, Ferragu, à paraître). Les médias relaient l’attentat, et donc la terreur, élargissant d’autant la notion de public. Ce qui engage les organisations terroristes à les intégrer dans leur stratégie et leur appareil militaire. Qualifiée par le régime de Vichy de « terroriste » (ce qui souligne au passage la subjectivité du terme), la France libre sait, par un usage stratégique de la radio (Radio-Londres), coordonner sa propagande comme son action militaire. L’image renforce encore l’efficacité. À cet égard, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) de Georges Habache (1926-2008) aura le premier l’intuition d’associer des journalistes à des opérations d’ampleur comme les détournements d’avion, à l’exemple du Skyjack sunday (1970) (Ferragu, 2014). Le contraste entre les attentats du 11 septembre 2001 et l’image de dénuement revendiquée par leurs auteurs participe également d’une grammaire médiatique. L’accès aux médias devient l’enjeu d’une lutte entre les organisations terroristes et les États confrontés au phénomène : ainsi l’une des revendications récurrentes des terroristes est-elle de voir leur message en Une. C’est le cas de l’organisation Septembre noir lors de la prise d’otages lors des Jeux olympiques de Munich (1972), ou plus récemment de Theodore Kaczynski – Unabomber – lors de sa longue campagne d’attentats (1978-1995) au colis piégé qui défraya l’actualité américaine. À cet impératif médiatique, les États répondent par un discours de plus en plus articulé autour de quelques grands messages mobilisateurs tels « Il faut terroriser les terroristes » au moment des attentats d’inspiration iranienne à Paris (Charles Pasqua, 1986) ou « Nous sommes en guerre » (François Hollande, 2015) dans le contexte des attentats de l’Organisation État islamique. Car ce fameux public est mobilisable… et donc la cible d’une propagande à partie double, pour effrayer ou rallier. Pour sa part, l’Organisation État islamique s’est fait connaître par des vidéos de propagande ainsi que des médias (notamment presse web) d’une qualité professionnelle, élaborée par une structure spéciale consacrée à la communication (la cellule al-furqan), dont l’une des tâches est de mettre en place une communication ciblée, par réseaux sociaux, selon les catégories de personnes à enrégimenter. Enfin, dans le contexte d’un web 2.0 collaboratif, la multiplication des vidéos amateur d’attentats, émanant tant des témoins que des protagonistes eux-mêmes, éclaire la circulation, quasiment virale, de la terreur comme spectacle et comme information (Lefébure, Sécail, 2016). Le terrorisme fait feu de tout bois. Dans son arsenal, il faut donc envisager autant les moyens de communication que les armes de destruction, et la terrible confusion des cibles et des victimes comme une caractéristique de la « scène terroriste » (Bertho Lavenir, Huyghe, 2002).
Abu Bakr N., 2004, Management de la sauvagerie. Le Mein Kampf des jihadistes, Nantes, Éd. Ars Magna, 2017.
Bazin M., Sécail C., Ferragu G., coords, 2019, « L’attentat, du tyrannicide au terrorisme », Le Temps des médias, 32.
Bertho Lavenir C., Huyghe F. B., coords, 2002, « La Scène terroriste », Les Cahiers de médiologie, 13.
Derrida J., Habermas J., 2004, Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec G. Borradori, trad. de l’allemand par C. Bouchindhomme et de l’américain par S. Gleize, Paris, Galilée.
Ferragu G., 2014, Histoire du terrorisme, Paris, Perrin.
Ferragu G., 2019, « L’écho des bombes : l’invention du terrorisme “à l’aveugle” (1893-1895) », Ethnologie française, 173, pp. 21-31.
Laqueur W., 2001, A History of Terrorism, New York, Transaction.
Lefébure P., Sécail C., dirs, 2016, Le Défi Charlie. Les médias à l’épreuve des attentats, Paris, Lemieux.
McLuhan M., 1964, Understanding Media, New York, McGraw-Hill.
Marighella C., 1969, « Manuel du guérillero urbain », Tricontinental, 2, pp. 21-46, 1970.
Salomé K., 2010, L’Ouragan homicide, Ceyzérieu, Éd. Champ Vallon.
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