L’écosystème médiatique est en pleine reconfiguration et en pleine adaptation, bouleversé par trois facteurs principaux : un facteur technologique qui s’appuie sur une convergence technique dans laquelle ancien média et nouveau média s’entrechoquent (l’introduction de l’internet dans les stratégies de production ou aujourd’hui l’émergence des plateformes de streaming dans une offre de plus en plus pléthorique de contenus audiovisuels), un facteur narratif qui voit (ré)apparaître une sérialité qui construit des univers complexes, et un facteur participatif dans lequel les fans (Segré, 2017), ces publics experts (Leveratto, 2017), se rassemblent en communauté virtuelle dans lesquelles ils « sont visibles et bruyants » (« noisy and public ») (Jenkins, 2006). Ces évolutions ont créé un terreau fertile pour l’expansion d’une stratégie narrative multiplateforme que Henry Jenkins a qualifié de Transmedia Storytelling (ibid.). Cette « narration augmentée » (Bourdaa, 2012) consiste à déployer un univers narratif cohérent en le dispersant sur plusieurs supports médiatiques, numériques ou non numériques.
Ici, il s’agit de saisir les enjeux de cette forme narrative, notamment en termes de sérialité et de construction d’univers narratifs, en cherchant à comprendre comment les publics et en particulier les fans contribuent à la construction et la solidification de ces univers. Ces deux aspects du Transmedia Strorytelling sont retenus parce que, selon Henry Jenkins, ils participent du fondement même de cette stratégie narrative.
Sérialité et pratiques de fans autour du Transmedia Storytelling
La notion de sérialité reste difficile à définir et implique des caractéristiques différentes suivant les auteurs. Cependant, on peut s’appuyer sur la définition de Michael J. Clarke (2013 : 139) qui souligne que « les séries, c’est-à-dire les programmes dont les récits sont retardés et étirés à travers les épisodes, représentent certains défis dans le maintien de l’information en même temps qu’ils encouragent la spéculation des spectateurs » (« serials, that is, programs whose narratives are delayed and stretched across episodes, represent certain challenges in the maintenance of story information at the same time that they encourage viewers’ speculation »). Dans cette définition, déjà, le lien entre production et réception est fort, puisque le principe même de sérialité va consister à produire une continuité narrative dans laquelle les publics fans vont s’engager. Par fans, on entend des publics engagés intellectuellement et émotionnellement dans un univers narratif, qui vont produire du contenu (fan fictions, fan arts, vidding, Tumblr) et du sens à l’intérieur d’une communauté de pratiques (Bourdaa, 2016). La continuité narrative d’une série télévisée, même si elle garantit un lien entre les épisodes puis entre les saisons, n’est pas sans ellipse temporelle, sans béance narrative ; et c’est dans ces interstices que les fans s’engouffrent pour proposer leurs propres extensions narratives. Pour expliquer ce phénomène, Geoffrey Long (2007 : 53) applique le principe de « capacité négative » (« negative capability ») à la narration comme étant un « art de construire des béances stratégiques dans un récit pour évoquer un délicieux sentiment d’“incertitude, de mystère ou de doute” chez le public » (« the art of building strategic gaps into a narrative to evoke a delicious sense of “uncertainty, mystery or doubt” in the audience »).
Dans ces conditions, cela vaut la peine de s’attarder sur la notion de canonicité, c’est-à-dire la production de contenus officiels, versus les productions directement créées et imaginées par les fans, qui ne jouiraient pas d’un caractère officiel garanti par la production. Mark Wolf (2012) propose le terme de « croissance » pour qualifier les matériaux canoniques qui vont développer un monde narratif donné et qui viennent nourrir les arcs narratifs. Comme le soutiennent Nicole Gabriel, Bogna Kazur et Kai Matuszkiewicz (2015 : 169), « la définition de Wolf de “croissance” montre clairement que, pour lui, une stratégie transmédiale ne peut être considérée comme contribuant à la croissance d’un monde que si elle ajoute de nouveaux matériaux canoniques, des informations vraies pour le monde fictif » (« Wolf’s definition of “growth” makes it clear that, for him, a transmedial product can only be considered to contribute to a world’s growth if it adds new “canonical” material, i.e. material that presents new pieces of information that are “true” for the fictional world »).
Malgré cette notion de vérité, il est important de prendre en considération les productions de fans, les performances (Jenkins, 2010), qui elles aussi contribuent à étendre l’univers narratif. Bien évidemment, cela pose la question de l’opposition entre les productions multiplateforme « top-down » (de la production vers la réception) relevant du canon qui impliquent un contrôle auctorial extrême selon Marie-Laure Ryan (1991) et une production « bottom-up » (de la réception vers la production) qui inclut des contenus créés par les fans, qui viennent à la fois enrichir, mais également bousculer l’univers narratif officiel. Benjamin Derhy Kurtz et moi (2016) proposons alors le terme de « Transtext » : la création d’un univers narratif qui englobe les contenus officiels et les contenus de fans, pour constituer un worldbuilding collaboratif et participatif.
Worldbuilding : cartographie et re(cartographie) des mondes narratifs
En l’occurrence, il faut comprendre la conception des univers narratifs, ces worlbuiding, comme un ensemble de possibles, comme une variété de « mondes possibles » (Ryan, 1991), qui permettent le déploiement d’une multitude de narrations à tricoter et détricoter et à éclater sur diverses plateformes médiatiques.
Janet Murray (2012) souligne les connaissances encyclopédiques nécessaires pour comprendre et reconstituer le fil des histoires dispersées. Nous pouvons prendre, à la suite de Matthew Freeman (2017), l’exemple du déploiement de l’univers narratif du Wizard of Oz (Le Magicien d’Oz) car Lyman F. Baum a pensé son œuvre comme un univers narratif complet qu’il a éclaté sur plusieurs supports médiatiques : des romans, des comics trips, des affichages urbains, des pièces de théâtre ou encore des faux journaux dans lesquels l’auteur interviewe les personnages de son univers (notice « Personnage de fiction » [Crombet, 2017]). De façon intéressante, Lyman F. Baum se présentait comme le géographe de son univers et proposait des conférences durant lesquelles, à l’aide de diaporama sonores, il faisait voyager son public dans Oz. Cette stratégie permettait à l’auteur de toucher une audience de plus en plus en migration en proposant de faire circuler son univers sur plusieurs médias. Lors d’une table ronde que nous avons animée au FIPA de Biarritz (janvier 2018), Steve Coulson, créateur chez Campfire NYC des stratégies Transmedia de Game Of Thrones, True Blood ou encore Westworld, signalait que les chaînes de télévision souhaitaient créer des univers narratifs pour créer, consolider, fidéliser des communautés de fans, qui ensuite feront circuler les contenus officiels et non officiels dans leurs communautés et dans la sphère publique. S’appuyer sur les fans devient pour ces chaînes une nécessité qui aidera à la survie d’une série et à l’expansion de son univers.
Derrière cela, et c’est ce que montre l’exemple du Wizard of Oz, se cache le désir des producteurs (Deleu, 2016) et du public de cartographier l’univers narratif et d’archiver tout ce qu’ils trouvent et découvrent sur l’univers narratif. Pour cela, les producteurs créent des Bibles narratives, documents de production qui contiennent tous les éléments fondamentaux de la construction de l’univers (personnages, lieux, ton, atmosphère, arcs narratifs). De leur côté, habituellement, les publics et surtout les fans mettent en ligne des Wiki, des plateformes collaboratives en ligne qui fonctionnent comme des bases de données pour tous les éléments qu’ils moissonnent de l’univers narratif. Les fans endossent alors plusieurs rôles : celui d’archéologue pour rechercher sur les plates-formes médiatiques des indices et des morceaux d’histoires à reconstituer et celui de cartographe des univers narratifs. Ou selon la typologie de Marta Boni (2017 : 10), ils sont des « architectes, constructeurs et explorateurs » (« architects, builders and explorers »). Il faut rajouter un rôle fondamental, surtout autour des stratégies transmédiatiques, celui d’archivistes. En effet, la plupart des stratégies transmédia et des univers narratifs multiplateformes possèdent un caractère éphémère, l’univers se déployant pendant un temps donné, lorsqu’il s’agit d’une série télévisée ou de la promotion d’un film par exemple. Les fans contribuent alors à la collecte des informations, à leur archivage sous forme de base de données pour mieux en conserver la mémoire.
Transmedia Storytelling, fans, et production officielle : un triptyque
Les stratégies de Transmedia Storytelling, autour des œuvres audiovisuelles, s’adressent en première intention aux fans, en cherchant à les immerger dans un univers narratif et en consolidant leur engagement en leur offrant des contenus additionnels et des Easter Eggs, qui fonctionnent comme des récompenses. De leur côté, les publics fans contribuent par leurs créations et leurs activités à l’expansion des univers narratifs et à conserver la trace et la mémoire de ces stratégies. Cependant, ce rapport étroit entre production et réception peut parfois créer des tensions (voir la Potter War déclenchée par Warner Bros), notamment lorsque les auteurs et producteurs ne veulent pas être dépossédés de leur statut d’auteur. On en revient donc aux enjeux autour de la canonicité, autour des droits d’auteur aussi, qui nécessiteraient une approche plus détaillée, notamment dans une perspective juridique.
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