Veblen (Thorstein B.)


 

La classe de loisir

Économiste américain et sociologue, Thorstein Bunde Veblen (1857-1929) est issu d’un foyer norvégien du Middle West (Minnesota) où vivait une forte communauté norvégienne, issue du paysannat européen. Robert E. Park évoque dans ses mémoires la présence de ces immigrés avec sympathie. Il se rappelle de Black Pete (Pierre le Noir), le batelier du Mississipi supérieur, et de l’aide ménagère norvégienne qui le portait sur son dos. À de nombreuses occasions, Thorstein B. Veblen oppose les Yankees aux immigrés norvégiens : si les uns et les autres ont habité le Middle West, les premiers sont souvent venus avec des capitaux, les seconds en revanche avec leur force de travail et leurs compétences dans les métiers de l’agriculture et de la mer. Leurs statuts sociaux n’étaient en rien comparables, tout comme la culture des uns par rapport à celle des autres. Dans sa préface à la traduction de l’ouvrage de l’économiste et sociologue sur la classe de loisir, Raymond Aron insiste sur l’aspect original et subjectif de celui-ci et c’est ainsi qu’il nous apparaît encore aujourd’hui : il est le fruit d’une expérience personnelle, celle de la marginalité du fils de migrant, qui participe certes à la culture globale savante, mais qui demeure sur son quant à soi en ce qui concerne les mœurs, les usages mondains et les usages académiques.

Portrait de Thorstein B. Veblen. Source : wikimedia (domaine public).

 

La classe de loisir

Dans son premier ouvrage publié en 1899, Thorstein B. Veblen anticipe sur des thèmes à venir : l’homo academicus, la société de consommation, la classe de loisir et le cultural lag entre les institutions et les usages. Max Weber, lors de son voyage aux États-Unis en 1904, voit dans ce pays le développement d’une nouvelle Rome, car l’expansion peut être sans limite. Thorstein B. Veblen est confronté à sa propre acculturation. Il vient du front pionnier du Middle West et entreprend des études supérieures : il est soumis lui aussi aux changements rapides que connaît la société américaine. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait cherché à se comprendre et à comprendre ses concitoyens pour élaborer sa théorie. Il n’appartient pas à la classe qu’il va désigner comme étant la classe de loisir, il est extérieur à celle-ci et en fait le centre de son analyse des statuts sociaux, en prenant en considération le fait que dans cette classe peuvent exister des délégataires comme le sont les femmes de la Gold Coast de Chicago, que Harvey W. Zorbaugh va désigner par les termes de society women (1929). La classe de loisir s’apparente à celle des clercs et des prêtres qui doivent eux aussi disposer de cette liberté pour se livrer à la magie, aux cultes, aux rites nécessaires pour que l’efficacité magique se mette en place. Pour Thorstein B. Veblen, le faiseur de pluie et le prêtre ou le pasteur contemporains appartiennent à une même catégorie ; ce raisonnement paraît un peu schématique dans la mesure où il ne marque pas de différence épistémologique entre l’apprentissage par les usages, par l’oralité, et l’apprentissage par l’écriture : les deux postures sont-elles équivalentes ? Il est permis d’en douter, l’écriture entraînant dans son sillage des contraintes comme celles du temps chronologique etc.

 

Un public de l’ostentatoire

L’enseignement supérieur correspond précisément à la définition de la classe de loisir et rappelle par ses rituels – celui du port de la robe et du couvre-chef – l’appartenance à des catégories qui se différencient par l’habillement et qui expriment ainsi leur hiérarchie, comme dans la fonction sacerdotale. Les rites permettent d’afficher la hiérarchie des grades et du savoir et laissent voir l’institution en représentation dans ses plus beaux atours. En évoquant le Middle West où il a enseigné, Thorstein B. Veblen constate que la montée de la richesse a aussi permis de voir les enseignants en tenue de soirée et les femmes en robe décolletée. Les sports collectifs de compétition prennent le relais et deviennent ce savoir nécessaire aux gentlemen, comme ceux de la Public School de Rugby (Royaume-Uni). Cérémonies académiques, soirées universitaires, sports universitaires et associations universitaires composent le tableau honorifique et relationnel de la vie universitaire américaine. Les enseignements que l’on prise doivent relever des humanités et comporter des langues mortes ; il est vrai que l’université fut en son temps une initiation sacramentelle, et les contenus pratiques et technologiques qui se situent à un étage inférieur sont en règle générale plus récents.

En 1890, John D. Rockfeller fait cadeau à l’université de Chicago d’un million de dollars pour Noël. La magnificence de la donation – et elle ne fut de loin pas la seule – va permettre à l’industriel d’asseoir non seulement son prestige mais aussi son autorité, sa puissance. Thorstein B.Veblen n’évoque pas explicitement le rôle du protestantisme et des sectes protestantes dans ce grand mouvement. Ville des abattoirs du Middle West, Chicago, par sa grande université à Midway Plaisance, va pouvoir quitter cette image industrielle désastreuse qui la caractérise : celle des flots de sang et du sacrifice des animaux. Le journal de Norman Hayner, étudiant en 1921 à l’université de Chicago, témoigne qu’il fallait aussi mener une action de volontariat dans le settlement house de l’Université. Thorstein B. Veblen considère que la philanthropie relève souvent d’un véritable gaspillage et de l’imposition d’un mode de vie à une catégorie laborieuse. Il remarque cependant qu’il peut y avoir chez la femme moderne des exceptions : toutes ne sont pas sujettes aux habitudes contraignantes de la classe de loisir ainsi qu’au code social, et la rivalité n’est plus marquée par les sanctions des nécessités économiques.

 

La femme bourgeoise

Par sa tenue et par son intérieur, la femme bourgeoise signifie le statut marital ; elle s’assimile si complètement à lui que, au XIXe siècle, elle perd son prénom en épousant le prénom et le nom de son conjoint. Dans l’Empire allemand, elle devient Frau Professor, comme le note Norbert Elias en évoquant l’indispensable visite faite à la veuve de Max Weber lors de son habilitation (1989). Parée du statut de son époux, elle doit disposer des éléments de l’élégance et du luxe afin de montrer, par sa parure, son habillement et sa beauté, la capacité de l’homme à entretenir une femme conformément à son statut social. L’habit féminin, plus complexe que l’habit masculin, relève de la même catégorie : c’est un habit dans lequel on ne peut travailler manuellement si ce n’est à des tâches de broderie, de couture ou de lecture. La femme, plus que l’homme, doit sortir chapeautée et accompagnée pour se distinguer des femmes en cheveux, qui comme à Paris ont un statut de prostituée. Le costume de la femme du XIXe siècle impose un corset et donc un laçage fait par un tiers qui doit souligner les formes élégantes, l’étroitesse de la taille et le galbe du buste. Il doit surligner grâce au vertugadin, à la crinoline ou au faux-cul les formes rondes et généreuses des dames. Ainsi, la silhouette de la femme de loisir du XIXe siècle rétrécit-elle la taille et amplifie les jupes et leurs jupons pour montrer l’épanouissement du bassin jusqu’à faire de la femme une bonbonnière, coiffée d’un chapeau très ample reprenant la forme du bonnet, de chaussures à talon Louis XV ou de bottines qui complètent cet équipage comportant quelquefois aussi une ombrelle. Les jupes nécessitent des métrages d’étoffe, la robe dans la bonne société est en soie, taffetas ou shantung, elle vient du faiseur parisien, comme le relève la romancière new-yorkaise Edith Wharton (1905). L’habit, fait à la main, doit donner une impression d’abondance et de richesse. Les clientes du couturier Worth à Paris sont pour beaucoup américaines. La richesse des matériaux ne fait pas tout, ils doivent aussi, comme le note Thorstein B. Veblen, correspondre au goût du jour. La mode démode en peu de temps ce qu’elle avait consacré, elle induit ainsi une forme de circulation des biens ; ceux-ci ne vont pas immédiatement au rebut, mais connaissent avant de parvenir jusqu’à la toilette de la femme des fortunes diverses. L’auteur évoque le flux et le reflux perpétuel, la dépense ostentatoire qui grandit avec cette loi du gaspillage ostentatoire. Il considère d’ailleurs que, sous certains aspects, on s’approche de la perfection artistique. Cette sociologie précoce de la mode, comprise comme un élément du statut social de la femme et de l’homme au travers de la consommation ostentatoire, a des accents très novateurs en cette fin de XIXe siècle. Les historiennes interprètent le XIXe siècle féminin comme étant le siècle du linge et l’on pourrait ajouter qu’il est marqué par l’abondance du coffre de la mariée contenant la dot, dans lequel est transporté le linge brodé au chiffre de la maison. L’assimilation de la femme au linge ou au vêtement va plus loin que la parure : elle se réfère à l’alcôve, à la parturition, à la naissance, en somme à l’origine du monde selon les termes du peintre Gustave Courbet (1819-1877). La classe de loisir va, en raison de ses goûts, favoriser des objets coûteux qui deviendront des objets nécessaires à tous ceux qui manifestent l’esprit du temps. L’effet Veblen, comme l’écrit Annie Vinokur (1969), est un effet de snobisme où l’on note un processus d’adaptation sélective des modèles créés à leur nouvelle fonction de gaspillage ostentatoire, et la substitution de la beauté pécuniaire à la beauté esthétique. L’effet Veblen est lié à la société industrielle et à la consommation de masse ; l’esthétique industrielle et artisanale crée de nouvelles catégories du beau qui se substituent aux anciennes.

 

Une véritable classe ?

Lorsque Thorstein B. Veblen évoque la classe de loisir, il ne pense pas que celle-ci forme véritablement une classe. Son propos oscille entre le groupe statutaire, l’élite prise dans un sens général ou, lorsqu’il évoque une ploutocratie, celle des plus riches comme une fraction de cette classe. L’expression classe de loisir est cependant heureuse, dans la mesure où nous pouvons y intégrer l’intelligentsia qui, sans avoir les moyens matériels d’influer sur le goût du jour, oriente cependant l’opinion par ses débats et ses œuvres. Thorstein B. Veblen, qui se trouve au cœur du capitalisme à New York et à Chicago, veut montrer les effets de la différenciation sociale par la consommation ostentatoire et par le don ostentatoire. À l’instar des romanciers comme Theodor Dreiser (1900), Upton Sinclair (1906) et Frank Norris (1908), qui se prévalent du naturalisme d’Émile Zola, il veut être un sociologue naturaliste critique, qui dénonce ce qu’il pense voir du processus de différenciation sociale du capitalisme américain, tel qu’il a été façonné par les barons-brigands. L’évolution des institutions conduit souvent à des décalages entre celles-ci et ceux qui les fréquentent (cultural lag). Il existe ainsi des hiatus entre le code du travail et le travail des enfants, entre la justice et la délinquance juvénile, entre les idéaux scolaires et les publics scolaires. Ce thème du hiatus culturel entre institutions et public sera développé plus tard par des sociologues comme William F. Ogburn.


Bibliographie

Dreiser T., 1900, Sister Carrie: Unexpurgated Edition, New York Public Library Collector’s Edition, Doubleday, 1997.

Elias N., 1989, Norbert Elias par lui-même, trad. de l’allemand par J.-Cl. Capèle, Paris, Fayard, 1991.

Norris F., 1908, The Pit. A story of Chicago, New York, Penguin Books, 1994.

Sinclair U., 1906, La Jungle. Les Empoisonneurs de Chicago. L’Affranchi, trad. de l’anglais (États-Unis) par A. Jayez et G. Dallez, Paris, Éd. Mémoire du livre, 2003.

Veblen T. B., 1899, Théorie de la classe de loisir, trad. de l’anglais (États-Unis) par L. Évrard, Paris, Gallimard, 1970.

Vinokur A., 1969, Veblen et la tradition dissidente dans la pensée économique américain, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence.

Wharton E., 1905, The House of the mirth, New York, Charles Scribner’s sons.

Zorbaugh H. W. 1929, The Gold Coast and the slum, Chicago, The University of Chicago Press.

Auteur·e·s

Guth Suzie

Dynamiques européennes Université de Strasbourg

Citer la notice

Guth Suzie, « Veblen (Thorstein B.) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 octobre 2016. Dernière modification le 19 septembre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/veblen-thorstein-b.

footer

Copyright © 2024 Publictionnaire - Tous droits réservés - ISSN 2609-6404