Une femme et un pseudonyme masculin, deux Maroussia et deux publics
Marko Vovtchok – pseudonyme littéraire de Mariya Markovytch (1833-1907) – est la première écrivaine professionnelle ukrainienne dont l’œuvre a eu un succès littéraire international, notamment en France. Elle est l’auteure d’un roman, Maroussia, réédité et diffusé régulièrement jusque dans les années 1980. Ce roman que l’on pourrait qualifier d’historique relate la lutte que les Ukrainiens mènent contre les occupants de leur pays au XVIIe siècle. On se doute qu’une telle histoire n’est pas sans trouver d’écho dans une France traumatisée par l’annexion de la Lorraine et de l’Alsace par le Reich allemand.
Parue en 1878 en français, Maroussia est couronné en 1879 par l’Académie Française, qui lui décerne le prix Montyon (Académie française, s.d.), celui du « prix de Vertu » qui met en honneur un « ouvrage littéraire le plus utile aux mœurs ». On comprend donc que le ministère de l’Instruction publique en recommande l’acquisition par les bibliothèques scolaires et municipales. Toutefois, les lecteurs de Maroussia, en France, seront tenus dans l’ignorance du nom et, de ce fait, de la personnalité de l’écrivaine ukrainienne. En effet, assez curieusement, Pierre-Jules Hetzel (1814-1886) édite cette œuvre de M. Vovtchok sous son propre pseudonyme, P.-J. Stahl. L’identité de l’auteure ukrainienne est d’abord dévoilée-voilée sur la couverture dans un énoncé qui, loin de constituer clairement une indication auctoriale, prend l’apparence d’un sous-titre générique : « d’après une légende de markowovzok ». Dans les éditions postérieures, dont celles de Hachette, même cette référence paratextuelle auctoriale oblique, qui faisait pourtant peu d’ombre à l’« auteur » indûment affiché, est supprimée sans autre forme de procès.
Pour comprendre ce procédé, qu’on pourrait qualifier d’« étrange » pour rester dans l’euphémisme, il faut se souvenir que P.-J. Hetzel, le célèbre éditeur de Jules Verne (1828-1905) et du Magasin d’éducation et de récréation a entrepris, lui-même, de justifier et de « théoriser » l’adaptation des auteurs étrangers. En effet, cette adaptation vise deux objectifs : d’une part, convenir à un public français, et, d’autre part, s’adresser, en priorité, à un public jeune. Il est du domaine de l’évidence, pour P.-J. Hetzel, que le public français est tout à fait incapable de comprendre les spécificités et les idiosyncrasies des littératures nationales étrangères. En outre, on estime à l’époque, que l’« admirable qualité » et plus précisément « le génie » de la langue française réside dans la clarté et l’ordre. L’objectif de toute adaptation consiste donc à mettre tout en ordre et à donner raison à chaque idée et action (Nières-Chevrel, 2012 : 697-700). Par ailleurs, on le sait, P.-J. Hetzel cible expressément un public jeune dans ses projets éditoriaux (et) commerciaux. Ainsi doit-il veiller à ce que les textes qu’il sélectionne et adapte, soient à la fois « vertueux », c’est-à-dire conformes aux réquisits idéologiques et moraux de la société française, et suffisamment étrangers et exotiques pour satisfaire les objectifs d’éducation et de récréation de son projet. C’est pourquoi sont conservés, par exemple, le plus fidèlement possible, dans le texte adapté, aussi bien les realia que les dénominations des personnages et les toponymes propres au monde étranger représenté, forcément inconnu du jeune public français. À l’évidence, l’œuvre de M. Vovtchok a « subi » un tel traitement de la part de P.-J. Hetzel. D’ailleurs, sans ambages, dans une lettre, datée du 3 août 1875, il écrit : « J’ai refait entièrement Maroussia en français et de façon à ce que cela pût aller à notre public » (cité dans Dmytrychyn, 2008 : 22). En fait, cette réécriture est loin d’être une simple adaptation au goût du public français, mais bel et bien une transformation d’un récit historique ukrainien en une œuvre patriotique française. Car il est vrai que le traitement opéré par P.-J. Hetzel sur Maroussia représente un exemple paradigmatique de ce que peut être une « appropriation » d’une œuvre littéraire (Nières-Chevrel, 2012 : 703).
habituellement en traductologie. P.-J. Hetzel ne traduit pas ; il ne connait pas les langues étrangères ; et il travaille donc toujours à partir d’une traduction française littérale (« primitive ») qu’il a commandée. En fait, le recours au terme « adaptation » lui permet de « ne pas se voir reprocher – comme éditeur et comme adaptateur – des libertés prises avec l’œuvre originale » (Nières-Chevrel, 2012 : 698). Au demeurant, il ne dissimule pas l’existence des « corrections » auxquelles il a procédé sur le texte original ; bien au contraire, il insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’il a retravaillé de fond en comble le texte original. Il suffit de comparer l’original russe de M. Vovtchok avec la version de P.-J. Stahl pour voir que P -J. Hetzel dit vrai, tant les écarts sont nombreux et significatifs.
En effet, il existait une traduction littérale manuscrite de Maroussia qui a été attribuée à M. Vovtchok, sans autre forme de procès. Cette traduction était médiocre, mais elle permettait au moins au lecteur francophone de se faire une idée des transformations qu’avait opérées P.-J. Hetzel sur le texte original. Mais, coup de théâtre éditorial si l’on peut dire, on a découvert, en 1966, dans les archives de l’éditeur un manuscrit que l’auteure ukrainienne avait écrit et qu’elle lui avait envoyé. Et, à la suite entre autres travaux de celui d’Iryna Dmytrychyn en 2008 (Maroussia. Texte inédit de Marko Vovtchok et fac-similé de P. J. Stahl présentés par I. Dmytrychyn), il est admis aujourd’hui que c’est bel et bien le texte de l’auteure ukrainienne qui a été le matériau textuel qu’a exploité et transformé P-J. Hetzel pour écrire sa Maroussia. On en veut pour preuve la façon dont l’éditeur a annoté à maintes reprises ce manuscrit, devenu ainsi non seulement sa source d’inspiration, mais aussi son pré-texte – si ce n’est son prétexte. L’examen attentif de ce manuscrit montre que l’écrivaine ukrainienne n’a pas réalisé une traduction « primitive » de son récit, mais déjà une adaptation conforme à la « méthode Hetzel » et respectueuse des réquisits exigés par l’éditeur, pour lui faciliter, peut-on imaginer, son adaptation, genre qu’il pratiquait sous un pseudonyme et dans lequel il excellait. Il n’en reste pas moins que l’on ne sait pas à qui il a commandé cette piètre et première traduction de la Maroussia russe et dans quel but. Il n’est peut-être pas aberrant d’avancer l’hypothèse que l’existence de cette traduction montrait à quel point la faiblesse du texte de M. Vovtchok était manifeste, comme l’était le talent de l’« écrivain » P.-J. Stahl qui avait su transcender le pauvre texte d’origine.
Ce tour de passe-passe éditorial et littéraire n’a été possible que par l’ignorance dans laquelle était tenu – et se tenait – un public fortement francocentré. En effet, l’autrice ukrainienne était loin d’être une auteure de second rang et méconnue dans son pays. Elle connaissait à son époque un très grand succès et est devenue par la suite une auteure classique, c’est-à-dire de tous les temps, de la littérature ukrainienne. De plus, elle représentait, et représente encore au XXIe siècle, une figure éminente du combat nationaliste et féministe qu’ont mené et que mènent encore ses compatriotes. À regret, on peut dire que rien de cela ne transparait dans la Maroussia « française » et ne fait donc signe et signification pour un public francophone. Qui vole un écrit vole un public, aurait-on envie de dire.
Faire public dans un cadre national
Pour comprendre ce que représente Marko Vovtchok dans son espace public national, il faut brièvement rappeler quelques-uns des biographèmes qui tissent les textes biographiques ukrainiens ; il s’agit en quelque sorte d’invariants (figures, récits, référents historiques et culturels, système axiologique, etc.) auxquels toute biographie doit sacrifier. Le premier biographème réfère à la construction du récit national ukrainien, au centre duquel s’articule l’opposition russe/ukrainien, Petite et Grande Russie. Il faut rappeler que, jusqu’à 1918, le territoire actuel de l’Ukraine était partagé entre deux grands empires, le russe et l’austro-hongrois. Si l’Autriche-Hongrie n’empêche pas les communautés nationales colonisées de développer leur langue et leur culture, la Russie, en revanche, promulgue plusieurs oukases interdisant l’usage public de la langue ukrainienne et la poursuite de toute activité qui viserait une émancipation culturelle et, bien évidemment, politique.
M. Vovtchok est le pseudonyme littéraire masculin de Mariya Aleksandrovna Vilinska. Elle est née le 10 décembre 1833 à Ekaterinovka, dans la province d’Orel, près de la frontière de l’Ukraine (qui faisait alors partie de l’Empire russe), au sein d’une famille noble appauvrie d’intellectuels russes. Elle reçoit sa première éducation-formation dans une pension réservée aux filles nobles à Kharkiv, ville aujourd’hui ukrainienne. Ensuite, elle est envoyée par ses parents, en Russie, à Orel, chez sa tante laquelle tient un salon où se réunissent un grand nombre de personnes importantes qui participent au développement et à la vie de la culture ukrainienne. À l’âge de 16 ans, Mariya y fait la connaissance de son futur mari, un folkloriste et ethnographe ukrainien, Opanas Markovytch (1822-1867). Celui-ci, à l’époque, était exilé à Orel, à la suite de sa participation à un cercle politique clandestin, la Fraternité Saints-Cyrille-et-Méthode. Le mariage avec Opanas est pour Mariya non seulement une occasion pour devenir indépendante et se détacher de sa famille, mais aussi une opportunité pour intégrer un cercle intellectuel exceptionnel qui réunissait des jeunes gens engagés, progressistes et révolutionnaires.
En effet, devenue Madame Markovytch, elle découvre un nouvel univers où foisonnent des idées et des projets tout à fait inouïs pour elle, en particulier ceux de la défense de la langue et de la culture ukrainiennes. Russophone de naissance, elle baigne, certes, depuis longtemps dans cette langue-culture appelée « petite-russe », mais, maintenant, elle la découvre « professionnellement ». En effet, elle accompagne son mari dans les expéditions qu’il mène pour récolter les survivances persistantes du folklore petit-russe ; cette activité est jugée fondamentale dans l’optique de retrouver et de redonner vie à une culture dominée et colonisée. Elle est ainsi conduite à résider dans les différentes villes ukrainiennes où le couple s’installe le temps d’effectuer ses recherches ; ainsi, de 1851 à 1858, M. Markovytch découvre des villes comme Tchernihiv, Kyїv et Nemyriv. Cette passion pour la culture « petite-russe » est loin d’être pour elle un simple passe-temps léger et frivole. Elle s’y investit à tel point qu’elle décide d’écrire un premier recueil de nouvelles, Récits populaires (trad. litt. de l’ukr. Récits sur/pour le peuple) en ukrainien, langue qu’elle a apprise à dessein. Son mari, ayant tissé un réseau de relations précieux, n’hésite pas à communiquer les textes de sa femme à un de ses amis, Panteleymone Koulich (1819-1897), une figure importante de la culture ukrainienne de l’époque.
P. Koulich édite le recueil en 1857 à Saint-Pétersbourg. Ainsi, dès l’âge de 24 ans, l’auteure connait un grand succès tout d’abord auprès de ses pairs. Puis, cette reconnaissance se confirme par le succès éditorial que rencontre son livre auprès du grand public. Aussi, assez rapidement, l’écrivaine devient-elle une véritable femme d’affaires qui sait bien mener son entreprise. Deux autres tomes des Récits populaires suivent le premier, en 1862 et en 1865. D’autres œuvres écrites en ukrainien, comme Une dame instruite et Trois destins, connaissent aussi un grand succès auprès d’un public non seulement ukrainophone, mais également russophone. Car elle prend soin d’effectuer des autotraductions russes qui paraissent presque simultanément. Cette reconnaissance dans les champs littéraire et linguistique de l’empire russe est très importante pour elle, autant sur un plan symbolique que matériel. Par exemple, Mariya fait préfacer l’édition russe de ses Récits populaires par Ivan Tourgueniev (1818-1883), le grand promoteur des relations littéraires franco-russes, ami de Victor Hugo (1802-1885), Prosper Mérimée (1803-1870, Gustave Flaubert (1821-1880), Émile Zola (1840-1902), Guy de Maupassant (1850-1893) entre autres écrivains. De plus, le nom de I. Tourgueniev apparait sur le volume en qualité du « traducteur », même si l’on sait que l’écrivain russe n’a fait que corriger l’autotraduction réalisée par l’écrivaine ukrainienne. Elle devient ainsi la première femme ukrainienne dont le travail littéraire assure son indépendance financière ; et ce au point de pouvoir venir en aide aux différents hommes qui ont partagé sa vie.
Renommée (du) « Marc Le Petit Loup »
L’autre biographème que l’on peut retenir, c’est l’histoire de son nom. En effet, M. Vovtchok écrit souvent sur les femmes et pour les femmes, et ceci sous un pseudonyme masculin. À cet égard, il n’est pas étonnant qu’elle soit souvent appelée la « George Sand ukrainienne ». En fait, c’est son premier éditeur, Panteleymone Koulich (1819-1897), qui est à l’origine du pseudonyme « Marko Vovtchok ». Mariya Markovytch ou Markovytchka (ukr. « épouse de Markovytch ») devient, par paronomase, Marko Vovtchok (ukr. « Marc Le Petit Loup »). Elle se sert de ce pseudonyme littéraire pour signer son premier livre et elle le conservera longtemps. Pourtant, dans sa vie privée, Maroussia Markovytchka signait toujours par « MM » (Agueyeva, 2005 : 13). En effet, l’écrivaine détestait ce « sobriquet », dans lequel P. Koulich avait codé ce qu’il nommait « le caractère de loup » de sa protégée. Par la suite, l’écrivaine débutante rejette les avances que lui fait son mentor. Celui-ci, dépité, se venge en répandant la rumeur selon laquelle son recueil n’a pas été écrit par elle mais par son mari, O. Markovytch. Comme une traînée de poudre, cette rumeur se propage et alimente un doute sur l’auteur du recueil, doute qui persiste, d’ailleurs, jusque dans les années 1920. En effet, P. Koulich trouve des relais et des soutiens parmi les écrivains et les critiques qui partagent et relaient ses accusations ; on pense, parmi bien d’autres, en particulier, à Omelyan Ohonovskyi (1833-1894) et à Olena Ptchilka (1849-1930). Quand Mariya abandonne la langue ukrainienne dans son œuvre littéraire après la mort de son mari (1867), ses détracteurs ne manquent pas de voir dans cet abandon une preuve supplémentaire et incontestable qu’elle n’est pas l’auteure effective de « ses » écrits ukrainiens. Car, toutes et tous insistent particulièrement sur ses origines grandes-russes, et considèrent donc qu’il est plus que probable, sinon certain, que ses compétences linguistiques et culturelles ne lui permettaient pas d’écrire des textes littéraires en ukrainien si parfaits et si emblématiques d’une culture qui lui était étrangère. Il n’en reste pas moins qu’une analyse génétique sur ses textes entreprise dans les années 1920 prouve que cette rumeur est infondée : M. Vovtchok est bien l’auteure des récits qu’elle signe, et leur succès est bien le fait cette femme.
Il faut dire, aussi, que ce procès accusatoire, à l’évidence, est surdéterminé et entretenu par la composition uniformément genrée de la société littéraire ukrainienne qui est composée majoritairement d’hommes. Ceux-ci ont du mal – disons-le ainsi pour rester dans l’euphémisme et la litote – à accepter qu’une femme puisse être leur égale, sinon leur supérieure, en talent, mais aussi en savoir-faire entrepreneurial. P. Koulich a même le toupet, en entretenant le scandale qu’il a initié, de revendiquer en quelque sorte des « droits d’auteur » sur la création de l’écrivain « Marko Vovtchok ». La prégnance et la violence d’un tel patriarcat dans ce monde littéraire expliquent en grande partie, selon la critique féministe ukrainienne, Vira Agueyeva (2005 : 12), pourquoi M. Vovtchok a choisi d’utiliser la langue russe dans la suite de son œuvre. En faisant ainsi, elle se venge et rompt en quelque sorte avec ce monde masculin enclos dans le cercle petit-russe des auteurs pétersbourgeois qui lui envient son succès. Néanmoins, il nous faut ajouter que l’« abandon » de l’ukrainien ne s’explique pas seulement par un refus de la domination masculine, mais aussi par le fait que l’emploi de la langue russe lui permettait d’atteindre un public plus vaste. On le voit, comme souvent, se mêlent ici convictions personnelles et intérêts matériels (Doudko, 2007).
Nonobstant ces péripéties, la carrière de l’écrivaine prend son envol, elle publie beaucoup et trouve une place légitime et reconnue dans le champ littéraire de son époque. Ainsi, lors de ses séjours à Saint-Pétersbourg (1859-1861), elle fréquente les cercles littéraires russes où elle a des échanges intellectuels et artistiques avec les plus grands écrivains et critiques de son temps qui l’admirent, à savoir I. Tourgueniev déjà mentionné, mais aussi par exemple Nikolaï Nekrassov (1821-1877), Alexeï Pyssemskiy (1821-1881). C’est dans ce cadre qu’elle fait la connaissance du peintre et du poète Taras Chevtchenko (1814-1861), qui deviendra et sera déclaré « pour l’éternité » le symbole même de l’Esprit ukrainien. En 1878, dans la préface inédite à Maroussia de P.-J. Stahl, I. Tourgueniev déclare que M. Vovtchok « a été en prose ce que Chevtchenko a été en vers, le représentant du dernier effort de cette nationalité » (dans Dmytrychyn, 2008 : 204). Le grand poète lui dédie son célèbre poème Rêve ; elle, à son tour, lui dédie son récit Une dame instruite. C’est cette dernière œuvre de M. Vovtchok qui fait partie du patrimoine culturel ukrainien ; elle est étudiée dans les écoles et est considérée comme son opus magnum à la différence de Maroussia.
L’histoire de la genèse de Maroussia est racontée dans les récits biographiques ukrainiens de l’auteure comme une illustration d’une forme de vie qu’on considère typiquement française et résumée dans le raccourci « amour toujours ». Partie en 1859, pour quelques mois en Europe, elle visite l’Allemagne, la Suisse, l’Italie et, principalement, la France ; elle y reste pendant huit ans. Les derniers six ans (1861-1866), elle vit à Paris, à Neuilly, avec son fils Bohdan (1853-1915) et son second mari, Alersandr Passek (1836-1866). C’est pendant son séjour parisien qu’I. Tourgueniev présente Mariya à J. Verne et à P.-J. Hetzel ; tous les deux seraient tombés sous le charme de la « Belle slave » (Ivanenko, 1973 : 432). Ainsi, le récit de la vie « scandaleuse » qu’elle aurait menée dans la capitale française est quasiment repris par toutes les biographies ukrainiennes de M. Vovtchok ; et ceci au détriment des rôles qu’elle a joués dans la société de son époque (écrivaine, éditrice, femme engagée, femme influente). On met l’accent plutôt sur les magouilles éditoriales et sur sa réputation de « femme fatale » dont les amours s’enchaînent l’une après l’autre ; on n’hésite pas à lui attribuer le surnom de « Mozart des histoires d’amour ». Même les pudiques biofictions soviétiques multiplient les récits de ses conquêtes amoureuses (voir, pour exemple, le roman d’Oksana Ivanenko Mariya).
Bref, il s’avère que M. Vovtchok a su non seulement conquérir une place entière et unique dans les champs culturel et littéraire ukrainiens, fortement axiologisés, mais aussi bénéficier d’une réelle renommée. « Renommée », car il faut retenir son nom, le répéter, le re-nommer puisqu’il est fameux, comme le suggère l’étymologie latine de ce mot (fama). On sait, par ailleurs, que « Fama » est le nom que porte chez Ovide (43 av. J.-C. -17/18 ap. J.-C.) la déesse non seulement de la rumeur, mais aussi de la légende, de la gloire, de la célébrité ; elle possède deux trompettes, la courte est consacrée aux rumeurs, la longue à la renommée. Indubitablement, M. Vovtchok a vécu sous les auspices de la déesse Fama.
Alsace-Ukraine : édition et recréation de Maroussia
En matière de renommée, P.-J. Hetzel n’est pas en reste. En effet, Jean-Yves Mollier (2013 : 22), spécialiste de l’histoire de l’édition, le considère comme étant un des éditeurs les plus modernes de son temps. Il le place au même rang que les deux autres figures majeures de l’édition française du XIXe, Louis Hachette (1800-1864) et Pierre Larousse (1817-1875). Pour l’historien, Hetzel est incontestablement un « grand editor, mais pas au sens managérial du terme, [car il est] plus fameux comme editor que comme publisher ».
Au moment où P.-J. Hetzel fait la connaissance de l’écrivaine ukrainienne, il est à la manœuvre pour faire aboutir un projet éditorial d’envergure et tout à fait novateur pour son temps : la publication de la revue littéraire intitulée Magasin d’éducation et de récréation ; cette revue, née en 1864, perdurera jusqu’en 1906. Elle s’adresse à un nouveau public, la jeunesse ; en fait, il serait plus juste de dire que, dans cette opération, l’adresse et la constitution de ce public vont de pair, l’une ne préexistant pas à l’autre. Pour ce faire, il est prévu de publier des « lectures familiales et enfantines pour les classes aisées » (Le Men, 1989 : 69). À P.-J. Hetzel et J. Verne est dévolue la partie « récréation », à Jean Macé (1815-1894), le troisième coéditeur de la revue, la partie « éducation ». Persuadé qu’il faut faire pour la jeunesse ce qu’on réserve habituellement pour le lecteur adulte, P.-J. Hetzel porte une attention particulière à l’utilisation des illustrations dans les livres qu’il édite, persuadé que chaque livre qui sort de ses presses doit être un bel objet, susceptible d’être offert en guise de cadeau. En même temps, P.J. Hetzel prend soin d’acheter les droits d’auteur des textes et des images qu’il publie, ce qui augmente considérablement ses gains. Incontestablement la création de la revue se révèle être une opération fructueuse, financièrement parlant. Elle se développe et se poursuit dans l’édition d’une collection de livres qui fait directement référence à la revue, la « Bibliothèque d’éducation et de récréation ». C’est dans cette collection que vont paraître les fameuses « adaptations » de J.-P. Stahl, en volumes séparés. L’éditeur est un « auteur » très prolifique ; en effet, en 1878, l’année de la parution de Maroussia, il signe (selon nos décomptes) pas moins de 14 ouvrages qui paraissent dans la collection « Bibliothèque d’éducation et de récréation ». Plus tard, Maroussia sera éditée dans la fameuse « Bibliothèque verte ».
Pour faire aboutir son projet, P.-J. Hetzel part donc à la recherche d’auteurs qui seraient les plus aptes à réaliser les objectifs de son journal, à savoir diffuser des connaissances auprès d’un lectorat qui va de la petite enfance à l’adolescence et ce, tout en le distrayant. Il s’agit donc d’« élargir la vision des petits Français » en dehors de leur pays (Mollier, 2013 : 20). C’est I. Tourgueniev qui présente Mariya à P.-J. Hetzel, alors qu’elle séjourne à Paris, probablement au printemps de 1865. Même si, à cette époque, leurs relations se sont quelque peu distendues, les deux compatriotes se connaissent bien ; au cours des années 1859-1862, ils se sont vus régulièrement et ont même voyagé de conserve dans toute l’Europe (voir Kleman, 1934 : 103-132). En effet, P.-J. Hetzel est l’agent littéraire de I. Tourgueniev en France, et il a fait de l’écrivain russe son représentant commercial auprès de son éditeur pétersbourgeois, Mavrikiy Wolf (1825-1883). En fait, I. Tourgueniev, lassé, ne désire plus assumer une telle fonction et il aimerait bien s’en débarrasser ; pour se faire remplacer, il songe donc, tout « naturellement », à Mariya, sa compatriote. Au moment où il la recommande à Hetzel, l’écrivaine a de plus en plus de mal à placer ses récits chez les éditeurs russes, notamment en raison de la circulaire de 1863 de Pyotr Valouïev (1815-1890) qui prohibait la publication des livres religieux et scolaires écrits en ukrainien, et interdisait l’enseignement dans cette langue. Mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, elle tolérait encore l’édition d’œuvres littéraires ukrainiennes. L’« oukase d’Ems », promulguée en 1876, ira beaucoup plus loin, puisqu’elle interdisait toute publication en ukrainien de tout (!), texte original ou traduit. La situation financière de l’écrivaine s’aggrave donc, elle n’a pas d’autre choix que d’accepter de travailler pour P.-J. Hetzel. M. Markovytch va donc aider l’éditeur à conquérir un public russe pour « ses » auteurs français, et plus particulièrement pour « son » auteur-phare, J. Verne – pas moins de 15 romans vont être traduits en russe. À partir de 1866, elle s’occupe des traductions et des contrats, bref, elle devient une éditrice-traductrice professionnelle de la littérature française en Russie. Elle obtient de si bons résultats que P.-J. Hetzel n’hésite pas à lui écrire : « je suis fier de vous voir devenir si bon commerçant » (cité dans Dmytrychyn, 2008 : 13).
Ayant appris le succès littéraire de l’écrivaine auprès du public russe, et notamment grâce à ses contes pour les enfants (troisième tome des Récits populaires), Hetzel lui demande avec insistance de faire en sorte qu’il puisse en prendre connaissance. Dans les arguments que l’éditeur avance pour la convaincre, le mot public tient une place essentielle : « Mon unique objectif est de vous faire connaître du public en France, de le chercher et de le trouver, et vous devez me donner tout ce que vous avez déjà traduit » ; « il faudrait que vous puissiez chercher dans votre œuvre, parmi vos livres, celui qui s’éloignerait le moins de notre public » (cité dans Lobatch-Joutchenko, 1975 : 195-196). Bref, il pense que parmi tous les textes de Mariya il doit bien en exister un qui pourrait entrer dans la collection « Bibliothèque d’éducation et de récréation ». Cette « perle », pour reprendre l’expression de J. Verne, il la trouve ; c’est Maroussia, parue en russe en 1871. Il va remanier le texte et l’adapter au goût français. L’« adaptation », signée par P.-J. Stahl, paraît d’abord, sous la forme d’un feuilleton, dans un grand quotidien de la bourgeoisie, Le Temps, du 15 décembre 1875 au 9 janvier 1876. En 1878, elle paraît dans le journal illustré de P.-J. Hetzel, Magasin d’éducation et de récréation, assorti cette fois de 46 illustrations effectuées par le peintre alsacien, Théophile Schuler (1821-1878). J. Verne, enthousiasmé par la lecture de Maroussia, convainc l’éditeur de publier cette histoire sous la forme d’un livre autonome. Ce sera fait en 1878 : le roman paraît dans la collection « Bibliothèque d’éducation et de récréation » des éditions Hetzel, enjolivé de 61 illustrations de T. Schuller et de neufs autres du graveur Charles Baude (1853-1935).
Le pari n’était pas gagné d’avance pour Mariya. En effet, avant de publier Maroussia, P.-J. Hetzel rejette plusieurs de ses textes ; il n’en en publie que quelques-uns, entre 1866 et 1871, dans son magazine et dans sa collection « d’éducation et de récréation ». Le travail sur les « œuvres françaises » de M. Vovtchok commence l’année même de leur rencontre. Elle rédige pour lui des ébauches d’autotraduction de l’ukrainien en français des récits qui ont connu un réel succès auprès de son public national ; ensuite, au regard des choix de l’éditeur et de ses remarques, elle les augmente, les corrige, les retravaille, etc. Elle entreprend également d’écrire directement en français (Dure-Épine et Bonne-Rose, 1867). Le premier texte, Melassia, qui paraît est co-signé par elle et par P.-J. Stahl ; il en sera de même pour quelques autres (Ours, Mademoiselle Moi, Le Chemin glissant, etc.). Bref, il n’y a pas de la part de P.-J. Hetzel de réel coup de cœur littéraire pour M. Markovytchka, mais incontestablement un flair commercial pour sa Maroussia.
Si l’on compare la version russe et la version de P.-J. Stahl, on remarque facilement que presque tout les différencie, si ce n’est les oppose. Ces différences portent non seulement sur l’ampleur du texte, le style, le genre (un récit qui s’adresse au peuple se transforme en récit pour la jeunesse), mais aussi, conséquemment, sur la signification et la portée de cette histoire. Certes, à la décharge de P.-J. Hetzel, on peut rétorquer que ces modifications ont été effectuées de la main même de l’écrivaine ; mais ce serait, dans ce cas, oublier qu’elle a agi de la sorte sur les indications impérieuses de l’éditeur et qu’elle ne pouvait pas faire autrement si elle voulait être éditée en France dans sa maison d’édition. Ainsi est mis en place un pacte de lecture tout à fait différent de celui du texte original. Ce nouveau pacte de lecture est révélé, ostensiblement, par les différents seuils, pour reprendre une expression de Gérard Genette (1930-2018), du texte français, qui encadrent et suggèrent sa « bonne » réception. Pour s’en convaincre il suffit de considérer son paratexte, que ce soit son péritexte (notes, préfaces, indications génériques, première et quatrième de couverture etc.), ou son épitexte (critiques, publicités, correspondances, etc.). L’inclusion des illustrations de T. Schuler confirme que le texte de P.-J. Stahl s’adresse bien à un public jeune, conformément aux objectifs éditoriaux, commerciaux et idéologiques de l’éditeur P.-J. Hetzel. Il n’est donc pas étonnant que le slaviste, Michel Cadot (1926-2022 ; 1987 : 132), qui a relevé et étudié ces écarts avec précision, puisse conclure au terme de son analyse : « Hetzel a défiguré Maroussia sous prétexte de l’arranger au goût français, a enrôlé de force la petite ukrainienne pour servir la cause patriotique d’Alsace-Lorraine et a ainsi réalisé une opération de librairie hautement profitable ».
Ces territoires français ont été annexés par l’Empire allemand en 1871, l’année même de la création de l’original de Maroussia. Pure coïncidence, très certainement. Il n’en reste pas moins que, d’origine alsacienne, P.-J. Hetzel trouve dans le récit ukrainien une exemplification de ce que pourrait et devrait être une leçon du patriotisme bien écrite. L’auteure de Maroussia, M. Vovtchok, il est vrai, avait pris le soin de situer son récit dans un contexte historique avéré, se référant à un moment clé de l’Histoire du peuple ukrainien, tant au niveau des faits racontés que de l’existence de certains personnages. De prime abord, P.-J. Hetzel doute du fondement historique de l’œuvre ; aussi s’adresse-t-il à des personnes qui, selon lui ont des connaissances assurées sur le sujet, pour rédiger des notes explicatives. Mais, force est de constater que, loin d’éclairer les tenants et les aboutissants de cette période historique, celles-ci sèment souvent la confusion, si ce n’est la désinformation. I. Dmytrychyn (2008 : 21) relève, par exemple, cette affirmation, assertée avec « autorité », qui laisserait en fait interloqué tout historien sérieux : « En résumé, l’Ukraine n’a pas été conquise, elle s’est volontairement donnée à la Russie. Les insurrections qui ont été provoquées par le désir du pillage, l’ambition d’un hetman, les supercheries d’un imposteur, non pas par un sentiment national ». Bref, fort de ces « vérifications » fantaisistes, P.-J. Hetzel n’est pas du tout en mesure d’appréhender la portée historique des événements contés dans Maroussia. Pour lui, ce récit est peu clair et tient quasiment du « logogriphe » ; il présente, donc, un intérêt bien « peu considérable » pour les Français (cité dans Dmytrychyn, 2008 : 20). L’introduction de l’image de Jeanne d’Arc (circa 1412-1431), dans le texte et dans le paratexte, ainsi que l’emploi du mot « légende » sur la première de couverture non seulement opèrent un détournement de l’intention de l’auteure et de l’œuvre, telles qu’on peut les reconstituer sans grande difficulté, mais aussi constituent une entrave à la saisie de la dimension symbolique et emblématique du personnage principal. I. Tourgueniev, quant à lui, l’avait bien saisie : « La petite Maroussia est une sorte de personnification de la nationalité petite-russienne qui, malgré ses grandes qualités n’a pas pu arriver à une existence indépendante » (dans Dmytrychyn, 2008 : 204). On pourrait donc estimer que P-J. Hetzel tend, dans un premier temps, à dés-historiciser le récit de M. Vovtchok pour mieux l’historiciser, ensuite, allusivement et obliquement, en en faisant le vecteur de son propre combat nationaliste et le porte-drapeau des valeurs dont il veut faire la promotion, auprès de la jeunesse, dans une France amputée de deux de ses régions.
Il est indéniable que l’éditeur a un souci constant de maîtriser la réception de « sa » Maroussia par « son » public. Pour ce faire, il n’hésite pas, pour contrôler l’interprétation et les effets perlocutoires du texte, à modifier son dispositif paratextuel d’une édition à l’autre. Par exemple, il lui apparaît, très vite, que la mort de Maroussia, dans le récit historique de M. Vovtchok, présente deux inconvénients majeurs : d’une part ne pas « coller » avec les objectifs de son entreprise éditoriale, à savoir proposer à la jeunesse une « récréation » amusante, et, d’autre part indisposer le jeune public auquel elle s’adresse. Aussi, après la prépublication en feuilleton du récit dans la presse, P.-J. Hetzel (1878 : 270) ajoute-t-il un nota bene dans son édition en volume dans lequel il se justifie et prévient tout reproche dans ce sens. En effet, il affirme que, au contraire, grâce à son récit, il a « ressuscité » en quelque sorte son héroïne qui continue à vivre dans les esprits et dans les cœurs de son créateur et du public qui a communié avec elle : « J’ai reçu des lettres d’enfants encore humides de larmes où l’on me reprochait durement la fin de Maroussia. C’est bien injuste. En écrivant son histoire, n’ai-je pas essayé de la faire revivre, au contraire, autant qu’il était en moi, pour l’enseignement de tous ? ». Dans une autre édition, il ajoute une préface (signée et datée du 26 décembre 1878) où, réfutant les accusations qui ont été portées contre lui, il explique qu’il faut voir le rapport entre son livre et celui de M. Vovtchok, non pas en termes de plagiat, mais, au contraire, en termes de « parenté », conformément, d’ailleurs, au contrat de propriété légale qu’il a négocié avec Mariya. Dans une lettre datée de mai 1869, il lui écrivait en effet :
« Nous la [l’histoire de Maroussia] signons tous les deux comme nous nommerions un enfant dont nous serions père et mère, où vous seriez pour le cœur, moi pour les membres et les allures […] pour la physionomie plus française » (Dmytrychyn, 2008 : 19).
Il n’est donc pas étonnant que dans cette préface il n’hésite pas à appeler Maroussia son propre « enfant d’adoption ». Mais, à l’évidence, dans l’esprit de P-J. Stahl, ses parents ne sont pas sur un pied d’égalité ; ainsi, le nom de l’« auteur primitif de la légende petite-russienne, […] l’auteur du petit roman russe » (Stahl, 1879 : I) n’est mentionné qu’à la fin du texte de la préface, et ce dans une orthographe tronquée : « Marka Wovtcka ».
Lapsus calami qui n’est pas très éloigné d’une dénégation d’existence, inconsciente ou non. C’est ainsi, en tous les cas, que l’adaptation de Maroussia se transforme, d’un coup de baguette magique, pour ne pas dire par un coup de force relativement inique, en adoption. Conscient de cela, I. Tourgueniev prendra publiquement la défense de sa compatriote. La réputation de P.-J. Hetzel faillit être entamée en 1879 lorsque le scandale de cette appropriation, frauduleuse au moins moralement, éclata, après la distinction de Maroussia par l’Académie française ; mais ce scandale ne fit pas long feu et sera vite étouffé (voir Kebouzynska, 2002 : 213-214).
Il n’y a pas de témoignage écrit qui permette de savoir comment l’écrivaine a réagi à cet imbroglio éditorial et auctorial. On peut supposer, peut-être, qu’elle ne veut à aucun prix que son nom soit attaché à une quelconque affaire de plagiat, et pour cause… En effet, à cette époque, M. Vovtchok doit faire face à un autre scandale de plagiat dans lequel elle ne figure plus en tant que victime, mais en tant que plagiaire elle-même. Les accusations portent sur ses façons d’agir dans le cadre de sa mission de représentante officielle de la maison Hetzel en Russie et de sa collaboration avec la revue russe Traductions des meilleurs écrivains étrangers. Il est vrai que M. Markovytch envisage son travail de traduction avec un pragmatisme entrepreneurial peu soucieux d’éthique et des droits de ses collaboratrices. En effet, elle sous-traite les tâches qui lui sont dévolues et attribuées en faisant traduire les textes de J. Verne et ceux des autres auteurs étrangers qu’elle a sélectionnés par des traductrices qui habitent en province. Et, si elle prend un soin particulier à ce que ces textes soient traduits par des femmes, ce n’est pas pour des raisons qui auraient trait, uniquement, à une quelconque solidarité féminine. C’est un choix utilitariste avant tout. Elle prend en considération que, à son époque, dans les provinces russes, il existe un grand nombre de femmes cultivées qui connaissent plusieurs langues et qui se trouvent dans l’obligation de gagner leur vie ou qui souhaitent être autonomes financièrement parlant. De ce fait, elles sont prêtes à accepter un travail sans contrat et sans que soit négocié un prix fixe par feuillet traduit. Aussi n’hésite-t-elle pas à réduire les honoraires qui leur ont été promis, sous le prétexte que les ventes n’ont pas été à la hauteur de ce qui était attendu. De plus, elle ne s’interdit pas de signer de son nom d’écrivaine, M. Vovtchok, les traductions qu’on lui fait, car elle estime que sa signature et sa notoriété sont des bons arguments de vente. Cela lui est d’autant plus facile que les traductrices qu’elle emploie sont dans une situation matérielle plus que précaire et que, dépendantes pour leur survie du salaire que leur entrepreneur leur verse, signer leur texte de leur nom ne leur paraît pas une revendication primordiale. Ainsi, pour sa défense, on pourrait la créditer du fait qu’elle a donné du travail à des femmes, dont sa propre mère, qui avaient un besoin vital d’argent et désiraient prendre en main leur destin. L’accord, s’il y avait réellement un accord explicite, entre les deux parties aurait donc été gagnant-gagnant, chacun des partenaires de ce deal traducto-commercial y trouvant son propre intérêt.
Mais le scandale éclate quand l’une des traductrices apprend que la revue connaît un véritable succès commercial et que la directrice du projet empoche une bonne part des revenus de la vente. Pour se venger, cette traductrice imagine un piège diabolique dans lequel va tomber Mariya. Elle envoie pour publication à l’éditrice la traduction de contes de Hans Christian Andersen (1805-1875), qui, en fait, ont été traduits et publiés auparavant par deux autres traductrices. Sans vérifier l’origine des textes, M. Vovtchok les publie sous son propre nom. Le pot aux roses est vite découvert ; et le frère d’une des véritables autrices de la traduction, un critique littéraire reconnu et influent, Vladimir Stassov (1824-1906), s’empresse de publier un article sarcastique intitulé « Quelque chose de pas très joli » qui ruine définitivement la carrière de l’écrivaine en Russie. Celle-ci se retire de la vie publique, et s’exile dans une province russe de Caucase. Il n’en reste pas moins qu’il faut admettre que cette femme, au « caractère de loup » comme l’indique son pseudonyme, a su se sortir, intelligemment et habilement, souvent, des épreuves (rumeurs, accusations, scandales, traquenards…) que la vie lui a réservées. Ajoutons que, malgré les imbroglios éditoriaux et les captations auctoriales et financières qui ont embrouillé leur relation, M. Markovytch et P.-J. Hetzel continueront leur collaboration jusqu’à la mort de ce dernier, en 1886. Fidélité ou intérêt mutuel bien compris ? Très certainement, les deux à fois…
Il faut, enfin, reconnaître le rôle fondamental qu’a joué P.-J. Hetzel, en tant que médiateur, dans le succès de Maroussia non seulement en France, mais aussi à l’étranger. Car il a été l’instigateur d’un produit culturel qui s’exporte bien. Ainsi la version de P .-J. Stahl a-t-elle paru en hollandais (1880), en espagnol (1881), en tchèque (1885), en anglais (1890), en allemand (1892). Et, aussi bizarre que cela puisse paraître, il en existe même deux traductions ukrainiennes, l’une effectuée en 1971, à New York, et l’autre en 1974, à Winnipeg. Toutes les deux connaissent un grand succès parmi les Ukrainiens qui ont fui le régime moscovite. Ainsi les Ukrainiens en exil prennent-ils connaissance d’un moment de l’histoire de leur pays natal et du destin de l’une de leur compatriote, Maroussia, non pas à partir du texte original russe, mais dans l’adaptation qui en a été faite par un auteur français.
Conclusion : deux Maroussia, deux publics
Incontestablement, Marko Vovtchok fait partie des grandes figures des lettres ukrainiennes. Mais elle n’en demeure pas moins une auteure biface. D’une part, elle connaît un succès international avec l’histoire de Maroussia auprès d’un public qui ignore, très majoritairement, le nom de la créatrice de ce personnage ; et, d’autre part, la renommée fulgurante qu’elle connaît dans son pays est très peu, sinon pas du tout, due à sa Maroussia. Il n’est pas difficile d’imaginer, en effet, que, à l’époque de l’urss, son récit qui chantait l’indépendance de l’Ukraine n’enchantait pas beaucoup le pouvoir qui régnait à Moscou ; sa publicisation a donc été plus que confidentielle et fort réservée. En outre, force est de constater que Mariya Markovytch comme traductrice et éditrice, comme femme d’affaires et féministe, a été effacée au profit de l’image d’une auteure de livres de jeunesse, d’une écrivaine « pour enfants ». Auteure double, succès double, public double, tel a été son destin littéraire. La police secrète russe ne s’était donc pas trompée sur sa duplicité quand dans une note elle prenait soin de signaler
« [qu’] en littérature [elle] s’identifie avec la ligne progressiste et démocratique et n’est pas opposée à défendre l’émancipation féminine ; [et que] en privé, [elle] a des penchants aristocratiques et n’est pas dépourvue de suffisance » (Dmytrychyn, 2008 : 13).
Il est certain que la captatio benevolentiae d’un public étranger en misant tout sur le capital de sa renommée nationale n’a pas été pour l’auteure de Maroussia une mince affaire et a pu se révéler parfois compliqué, problématique, si ce n’est contradictoire.
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