Ausdruckskunde (science de l’expression) et formes symboliques : le public dans l’objet
Père fondateur de l’iconologie, considéré comme un pionnier de la science de l’image (Bildwissenschaft), Aby Warburg est un historien de l’art, juif-allemand né en 1866 à Hambourg et mort en 1929 dans la même ville. S’émancipant des formes d’histoire de l’art esthétisantes autant qu’historicistes, il a construit une science de l’art (Kunstwissenschaft) dont le cadre plus global était une science de la culture (Kulturwissenschaft). Son approche des œuvres d’art visait à reconstruire l’ensemble des réseaux matériels et immatériels permettant de les saisir dans leur complexité sociohistorique, tout en les interprétant à l’aune d’une psychologie de l’expression qu’il avait développée – quoique de manière fragmentaire – entre 1888 et 1903 (Warburg, 2015). Marqué par l’Aufklärung, le mouvement des Lumières en Allemagne, qu’il prolongea tout en s’en distançant, A. Warburg concevait l’histoire de l’art et l’esthétique comme procédant d’une oscillation continuelle, productrice, du particulier à l’universel, et de l’objet au sujet. Il n’a pas thématisé la notion de « public » (aussi bien au sens de l’adjectif öffentlich, que des substantifs Öffentlichkeit et Publikum) en tant que telle. Elle apparaît néanmoins en creux, dans le contenu de ses enquêtes iconologiques, dans sa méthode, mais aussi tout particulièrement dans le rapport qu’il entretient avec son public.
Portrait d’Aby Warburg. Source : Kunsthistorisches Institut in Florenz, Max-Planck-Institut (domaine public).
De ses travaux de jeunesse, de 1888 à sa mort en 1929, A. Warburg n’a cessé de développer sa méthode et le champ de ses objets d’étude s’est étendu de manière continue. Une chose néanmoins est demeurée constante : l’ancrage de ses travaux dans une psychologie postulant la nature fondamentalement impressive-expressive de l’être humain (Warburg, 2015). On peut retracer à partir de là, les sens que A. Warburg donne à la notion de public. Rendre public, c’est d’abord produire à partir de l’impression sensible et affective produite sur nous par le réel et qui constitue la matière de notre vie psychique, un objet passible d’expérience pour autrui, autant que pour nous-même. À un niveau archaïque, le public consiste donc dans le dépassement de l’expérience privée, idiosyncrasique et immédiate, en médiatisant celle-ci dans des formes susceptibles d’être offertes à l’expérience des autres et à la ré-expérience distancée pour le moi. La théorie du symbole de A. Warburg, très influencée par celles de Friedrich Theodor Vischer (1807-1887 ; Vischer, 1920), repose sur une mise à distance de la matière qui nous impressionne – le réel – et de l’expérience impressive elle-même, donc sur l’élaboration d’un intervalle entre soi et le monde, mais également de soi à soi.
Le processus de symbolisation se déploie dans des formes multiples (la religion, le mythe, l’art, la science, notamment), il se nourrit de forces psychiques et vitales qui se distribuent selon une double polarité : le pathos, fonds affectif énergétique antérieur à la cristallisation en émotions, et la rationalité, qui nous permet peu à peu d’accéder à ce que A. Warburg nomme l’espace de pensée (Denkraum). Parmi les formes symboliques, l’art intéresse au premier chef, car il maintient et prolonge le lien entre pathos et raison : il crée de la pensée dans la matière. Pour explorer cette création paradoxale de pensée sensible, A. Warburg se concentre sur un objet à la fois circonscrit et abondant : la survivance, ou vie continue (Nachleben) des motifs de l’Antiquité dans la culture européenne, plus particulièrement de ceux qui ont trait à la représentation de la vie en mouvement/émue (bewegtes Leben). Quoique grand lecteur de Friedrich Nietzsche (1844-1900) et conscient de ce qu’il nomme le « double hermès Apollon-Dionysos » antique (Warburg, 2000 : 56), A. Warburg s’inscrit de manière complexe dans l’héritage des Lumières allemandes. Il pense l’émancipation du sujet sensible et pathique vers la rationalité comme un horizon – par essence toujours en vue, jamais définitivement atteignable – car la puissance des affects qui entrave à première vue le devenir-rationnel est paradoxalement structurante pour ce dernier, elle le nourrit autant qu’elle le menace.
Dans la continuité des Lettres sur l’éducation esthétique (Schiller, 1794), A. Warburg insiste sur le rôle fondamental de l’expérience sensible dans le développement de l’espace de pensée. L’art nous permet de tisser un rapport au monde et à nous-même et a cette vertu d’être à la fois médié et incarné. Il instaure une distance paradoxale : celle qui permet de voir tout en manipulant, de penser en sentant. A. Warburg situe donc ce qui est public dans l’objet plus que dans la délibération rationnelle du sujet, ou plus précisément, dans le lien qui se tisse entre l’objet et le sujet. Les œuvres cristallisent, conservent et transmettent la mémoire des hommes du passé, d’où la nécessité d’une approche diachronique, mais elles activent aussi, révèlent ou libèrent, des énergies psychiques valables pour l’humanité à toutes les époques. Elles élèvent le particulier à l’universel par leur devenir-public d’une part, et par l’expérience esthétique (mais aussi religieuse, politique, etc.) qu’elles offrent d’autre part, nous permettant de faire l’expérience (Erleben) ou la ré-expérience (Nach-erleben) de passions humaines qui constituent le fonds commun de la psychè humaine.
Le public des peintres et des mécènes
On objectera que les formes artistiques ne surgissent pas ex nihilo, qu’elles sont créées par des artistes qui participent donc activement de la formation du public, entendu comme un ensemble de récepteurs ou de spectateurs. Allant au-delà de l’idée selon laquelle le « génie est la disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne ses règles à l’art » (Kant, 1790 : §46, 204), A. Warburg pense l’artiste avant tout comme un public : celui dont l’œil et la main se forment au contact des œuvres qui le précèdent, dans la confrontation avec de multiples formes symboliques et culturelles préexistantes, qu’elles soient sacrées, savantes ou profanes (Warburg, 2000 : 56). Mais l’artiste ne crée pas seul. L’œuvre est le produit d’un compromis entre l’artiste et le commanditaire ; compromis dont A. Warburg cherche à faire la généalogie à partir des indices matériels qui apparaissent dans l’œuvre (Warburg, 1990 : 105). À la Renaissance, le mécène incarne un public déterminant par son goût, par sa culture littéraire, philosophique, religieuse, par sa stratégie politique, familiale et commerciale, le programme iconographique à réaliser. Influencé par l’histoire culturelle de Jacob Burckhardt (1818-1897 ; Burckhardt, 1860), mais aussi par l’historien de l’art français Eugène Müntz (1845-1902 ; Passini, 2013), A. Warburg cherche à situer l’histoire de l’art dans une histoire des idées, du goût et de la culture, ce qui le conduit à enquêter sur la commande et la réception des œuvres. L’inventaire des collections des Médicis, effectué par E. Müntz en 1895, constitue pour lui une source majeure et l’encourage à se consacrer aux échanges matériels et artistiques qui se produisirent entre le Nord et le Sud de l’Europe, en particulier entre l’art flamand et l’art florentin (ibid. : 2, Warburg, 1990 ; Targia, 2013 : xxxiii). Ces travaux, conduits principalement entre 1901 et 1904, constituent même la matière d’une thèse d’habilitation que l’historien de l’art ne publie finalement pas (Warburg, 1903-1904 ; Targia, 2013 : cvi). Il enquête sur les flux financiers, matériels et humains dans lesquels circulent les idées et motifs artistiques entre Florence et la Flandre, ou encore entre la Padoue de Pétrarque (1304-1374) et la Basse-Saxe (ibid. : xxxiii), et s’intéresse par ailleurs au rôle majeur des innovations techniques comme la xylographie puis l’imprimerie mécanique grâce auxquelles la circulation de ces images s’accélère et se diffuse (Warburg, 1990 : 249 ; 2000 : 58). Ce patrimoine exerce une force d’autant plus ambivalente qu’il se charge de couches de sens multiples via les pérégrinations géographiques et historiques des objets, des textes et des images.
On retrouve cette ambivalence dans le public étudié par A. Warburg. Les grands mécènes que sont Francesco Sassetti (1421-1490) ou encore Laurent de Médicis (1449-1492) sont habités selon lui par des représentations de soi antagonistes. Hommes dotés d’un sens aigu de leur individualité, d’une forme moderne d’égocentrisme, cherchant à influencer leur destin plutôt que de se soumettre à la providence divine, ils demeurent néanmoins prisonniers de structures sociales et de catégories de pensée médiévales et c’est via la représentation artistique et l’éducation esthétique qu’ils effectuent leur mue. Cette métamorphose se déploie de manière exemplaire dans les représentations de la Fortune mises en jeu par F. Sassetti dans son testament (Warburg, 1990 : 169 et sq.), ou encore dans l’adoption par les Florentins de l’art du portrait flamand (Warburg, 1990 : 151 et sq.). A. Warburg s’accorde avec Ernst Cassirer (1874-1945) sur le fait qu’à la Renaissance, le « sentiment de la forme devance le sentiment de la vie […] alors que ce dernier semble s’attarder dans les liens d’une sensibilité et d’une vision des choses médiévales, le sentiment de la forme, lui, représente déjà une force libératrice et rédemptrice » (Cassirer, 1983 : 204). Loin d’être un rejeton tardif de la révolution kantienne selon laquelle l’accès aux Lumières s’effectuerait d’abord via la délibération publique, l’éducation artistique et esthétique est comprise par A. Warburg comme un élément essentiel de la transformation moderne de la conscience de soi, une transformation qui s’opère dès la Renaissance et prépare les Lumières à bas bruit.
Désémantisation, resémantisation : l’autonomie relative des formes et leur appropriation par le public
Le sens des formes artistiques ne saurait être réduit à celui prescrit par le public éduqué qui leur a donné naissance. Puisque la force des images et des œuvres tient en particulier à leur caractère expressif, à la façon qu’elles ont de mettre en forme, de donner à voir et à expérimenter les pôles extrêmes de la vie psychique humaine, elles acquièrent une forme d’indépendance et le pouvoir de transformer les subjectivités de ceux qui les contemplent ou les manipulent dans des sens qui ne sont pas prescrits à l’avance. En étudiant les réseaux matériels et les techniques par lesquelles la circulation des images s’accélère à partir du XVe siècle, A. Warburg montre que les influences ne s’exercent pas seulement du public éclairé des peintres et des savants vers le grand public, mais dans de multiples directions. La force impressive des images, leur ostension, leur disponibilité, amplifiée par cette circulation accrue, permettent leur appropriation par un ensemble de regards et de sensibilités. Les Pathosformeln (Warburg, 1990 : 162), ces formules forgées dans l’Antiquité qui cristallisent les expériences limites de la vie psychique et sociale, ont une prégnance particulière. Considérées par A. Warburg comme des « engrammes de l’expérience passionnées », elles « imprime[nt] dans la mémoire les formes expressives de l’émotion intérieure la plus grande […] » et elles y survivent comme un « patrimoine héréditaire […] serv[ant] de modèle aux contours que crée la main de l’artiste lorsque, par son entremise, les valeurs les plus hautes du langage gestuel aspirent à prendre forme et à paraître au jour » (Warburg, 2000 : 55). Leur traitement stylistique par les peintres renaissants, du Nord comme du Sud, constitue pour A. Warburg un élément essentiel dans le processus de sécularisation du sens, qui caractérise la modernité. Néanmoins, elles offrent aussi une grande résistance à cette sécularisation comme le prouve la vie continue, souterraine, des motifs astrologiques et des croyances qui les accompagnent (Warburg, 1990 : 147 et sq.). Ce que A. Warburg (2012 : 24-25 ; Bonneau, 2022 : 36) nomme « inversion énergétique », c’est-à-dire la désémantisation et resémantisation d’un motif, ne provient pas seulement des inflexions et choix stylistiques effectués par le peintre, mais aussi de leur appropriation par un vaste public, qui excède largement les cercles des mécènes et exerce, en retour, une influence sur ces derniers.
Enfin, le jeu agonistique des influences qui nourrissent la création du style peut aussi être considéré comme une lutte qui se déploie entre les formes elles-mêmes, presque à l’insu des sujets. Le « combat pour le style » (Targia, 2013 : lxxvi) ne se joue pas seulement entre l’apollinien et le dionysiaque, mais aussi entre le réalisme et l’idéalisme antiquisants. Les peintres et leurs mécènes sont ainsi influencés par des éléments en apparence contradictoires : le réalisme des costumes « à la française » empruntés aux tapisseries bourguignonnes antiquisantes exerce une force aussi grande que celle de l’idéalisme du style triomphal romain qui ressurgit dans des formes d’expression héroïsées, superlatives. Ces différents aspects de la reprise de l’antique s’opposent en apparence et, pourtant, A. Warburg montre que loin de s’annuler en se confrontant, ils se succèdent ou coexistent et forment la sève du renouveau stylistique, dans un mouvement qui est à la fois dialectique et non-finalisé (Warburg, 2000 : 57 ; 2013 : 57-59). Ils participent de la création de l’espace de pensée de manière quasi souterraine, ou du moins, non consciente pour ceux qui en sont les récepteurs.
Difficultés et fécondité de l’existence dans les marges : A. Warburg et son public
En comprenant les formes symboliques comme des outils permettant d’élaborer une distance critique, un intervalle qui permet la réflexion, A. Warburg s’inscrit dans la continuité des penseurs des Lumières. Mais il ne s’en tient pas à l’analyse des survivances de l’Antiquité dans l’histoire de l’art. Contribuer à « l’auto-éducation du genre humain » (Warburg, 1980 : 334) est une tâche que l’historien de l’art se prescrit à lui-même et qui influence considérablement sa manière de transmettre et de propager ses travaux. D’où cette interrogation : de quelle manière l’historien de l’art s’est-il confronté à son public, comment l’a-t-il pensé et en quoi cela a-t-il influencé sa méthode ?
Rappelons brièvement quelques éléments biographiques connus : fils aîné d’un riche banquier de Hambourg, A. Warburg était appelé à reprendre l’affaire familiale. Plus attiré par les sciences que par la banque, il abandonna son droit d’aînesse à son frère cadet, Max M. Warburg (1867-1946), contre la promesse d’obtenir les financements nécessaires à une carrière de savant. La promesse fut tenue, et ce, de manière quasi illimitée : grâce à elle se constitua, année après année, ce qui allait devenir la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg, fonds de livres et d’images d’une richesse exceptionnelle, consacré à l’histoire culturelle qui devint une institution scientifique et culturelle majeure de la ville de Hambourg, avant d’être déplacée à Londres, après la mort de A. Warburg, sous la menace de destruction nazie.
Toute sa vie, A. Warburg demeura un savant privé, financé par sa famille, évoluant donc dans les marges du système académique, en dépit de quelques tentatives avortées pour devenir Privatdozent (enseignant universitaire non titulaire d’une chaire). Dans l’Allemagne wilhelmienne, être juif et hambourgeois signifiait se trouver dans une position de double extériorité. Au point de vue culturel et intellectuel, la prospère cité hanséatique souffrait d’une réputation de philistinisme peinait à se faire valoir autrement que par le commerce. D’autre part, quoiqu’elle fût relativement plus tolérante que d’autres villes, l’antisémitisme y sévissait à bas bruit, empêchant les Juifs d’accéder aux charges publiques décisives (Levine, 2015 : 121). Cette position d’outsider, dont l’historien de l’art souffrait, eut néanmoins pour vertu de lui permettre la libre mise en œuvre d’un programme de recherche et d’une méthode qui n’étaient pas en vogue dans le monde académique (ibid. : 123). Celui qui s’était défini comme « hambourgeois de cœur, juif de sang et florentin d’âme » (Bing, 1960 : 113), s’efforça autant que possible de peser sur les politiques publiques relatives à l’art et à l’éducation de Hambourg (Russell, 2007), contribuant même à la fondation de la première université de la ville en 1919. S’il avait pour idéal le mécénat des grandes familles florentines de la Renaissance, son modèle était celui du mécénat américain contemporain de son époque, dont son voyage aux États-Unis en 1895 l’avait convaincu des bienfaits. C’est ainsi que sa bibliothèque, financée par ses frères et d’abord destinée à son usage privé, devint semi-publique avant même que la Première Guerre mondiale n’éclate (Michels, 2015 : 66), comptant désormais deux assistants scientifiques, dont Fritz Saxl (1890-1948), un collaborateur qui allait devenir essentiel pour A. Warburg. Après les années tumultueuses de la guerre et la fondation de l’Université de Hambourg, la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg (KBW) fut transférée, en 1926, dans un nouveau bâtiment érigé sur mesure. Institution désormais complémentaire de l’université, soutenant en particulier son séminaire d’histoire de l’art (Michels, 2015 : 79), elle devint un centre de recherche de prestige, véritable « laboratoire de pensée intermédiale » (Despoix, 2023 : 7).
La mission publique de l’Aufklärer
Il existe de nombreuses passerelles entre les objets de recherche et les méthodes que l’historien de l’art mit en œuvre, la question des modalités de la transmission des symboles et du savoir n’y fait pas exception. A. Warburg s’était consacré de longue date aux fêtes renaissantes en tant qu’objet, notamment aux spectacles mythologiques, processions allégoriques et intermezzi qui animaient les fêtes somptueuses données en l’honneur des souverains dans l’Italie des xve et XVIe siècles (Sacco, 2024) et dans lesquelles, à la suite de J. Burckhardt, il voyait un maillon essentiel de la chaîne qui unit la vie émue/en mouvement et la figuration artistique. Ces fêtes constituaient, par ailleurs, un microcosme spatio-temporel, où les symboles se voyaient exposés et soumis à l’expérience sensible de publics nombreux. Or, c’est dans les lointains descendants modernes de ces fêtes renaissantes, soit dans les grandes expositions industrialo-scientifiques du tournant du XIXe au XXe siècle (Geppert, 2002), que A. Warburg trouva, à son tour, des dispositifs mettant en relation symboles (techniques, scientifiques, artistiques), idées, valeurs et normes associées, ainsi que des procédés de visualisation qui furent cruciaux pour le développement de sa méthode iconologique (Vollgraff, 2024).
Par ailleurs, dès 1901, A. Warburg participa à la fondation du Volksheim, établissement à vocation culturelle et sociale, bâti et dirigé par l’élite patricienne de Hambourg en vue d’établir un pont entre la bourgeoisie marchande et les classes laborieuses et d’apaiser les tensions sociales. Le Volksheim s’inscrivait dans la continuité de la Volksaufklärung, de l’acculturation du peuple aux Lumières (Böning, 2018), plaçant l’expérience subjective, en particulier esthétique, au centre du processus d’émancipation individuelle. Installé dans un quartier ouvrier de la cité hanséatique, dirigé par des notables de la ville, le Volksheim proposait à ses visiteurs des classes laborieuses des activités culturelles et des expositions artistiques visant à les élever moralement et spirituellement. L’idée selon laquelle le beau est symbole du bien (Kant, 1790 : §59, 263) ainsi que sa prolongation schillérienne selon laquelle seule l’éducation esthétique peut permettre en l’homme la réconciliation de sa nature spirituelle avec sa nature sensible (Schiller, 1794) se voyaient ici concrètement mises en pratique. Il va sans dire que la question des rapports de domination socio-économique constituait un angle mort de cette entreprise. A. Warburg devint progressivement l’un des principaux organisateurs des expositions du Volksheim (Marchand, 2022 : 366). Considérant d’abord ses visiteurs comme un public naïf, auquel l’accès à la culture a manqué, mais qui, dès lors, bénéficie du privilège de l’immédiateté dans le rapport aux formes artistiques, il se rendit peu à peu compte, à la lumière notamment de l’échec relatif d’une exposition qu’il organisa sur Albrecht Dürer (1471-1528) en 1905, que l’expérience des œuvres ne saurait se passer de médiations et que l’apprentissage du voir constitue une des tâches essentielles de l’histoire de l’art et de l’éducation esthétique (ibid. : 373).
Les expériences d’A. Warburg avec le public ne se résumaient pas à celles conduites auprès de ce public populaire au Volksheim ou lors des grandes expositions industrialo-scientifiques auxquelles il avait parfois contribué (Vollgraff, 2024), bien au contraire. L’historien de l’art présenta le plus souvent ses recherches devant un public, si ce n’est spécialisé, du moins averti, qu’il fût celui de l’Oberschulbehörde (ligue hanséatique de l’instruction) en 1909, celui de ses pairs réunis pour le Congrès international d’histoire de l’art à Rome en 1912, ou encore celui du Verein für Hamburgische Geschichte (l’Association pour l’histoire de Hambourg) en 1917, pour ne donner que quelques exemples. Il est frappant de constater, néanmoins, que ce sont les expériences vécues devant un public de non-spécialistes qui semblent avoir été pour lui les plus décisives. Ainsi, en 1923, alors qu’A. Warburg était interné à la clinique Bellevue de Kreuzlingen depuis deux ans à la suite de la crise psychotique qui l’avait foudroyé au sortir de la Première Guerre mondiale (Binswanger, Warburg, 2007), il parvint à donner devant un public constitué du personnel soignant de la clinique – dont Ludwig Binswanger (1881-1966), son psychiatre – et d’autres patients, une conférence demeurée célèbre sous le nom de « rituel du serpent » (Warburg, 1988). Cette conférence, consacrée aux rituels des Amérindiens Hopis qu’A. Warburg avait cherché à étudier au Nouveau-Mexique en 1895-1896, avait été longuement préparée par l’historien de l’art avec son assistant F. Saxl. Elle fut finalement presque entièrement improvisée. Sa préparation et sa tenue constituèrent indéniablement une étape décisive de la guérison d’A. Warburg. Mais il faut noter que, à l’instar de l’expérience au Volksheim vingt ans auparavant, cette conférence eut aussi un effet sur ses travaux ultérieurs. Inversant la hiérarchie traditionnelle entre le discours (savant) et l’image (illustrative) pour donner à l’image la préséance, elle constitua un basculement décisif pour les travaux qu’A. Warburg accomplit dans les années qui suivirent (Despoix, 2014 : § 3).
En réponse à ces expériences hétérogènes de transmission de son savoir, A. Warburg inventa une nouvelle méthode d’exposition qui modifia en retour sa méthode d’investigation. Il exposa désormais sur de grands châssis tendus de toiles noires des constellations mobiles d’œuvres et d’images réunies autour d’un thème dont il explorait, de vive voix et devant un public, les combinaisons, les variations historiques, les migrations et métamorphoses. L’élaboration de ces grandes planches de présentation et de mise en relation des images, dont le montage n’était jamais définitif, s’articulait donc à une parole vivante, adressée. A. Warburg redoublait ainsi, de manière réflexive, le processus qu’il étudiait : en montrant comment, dans l’histoire européenne, les motifs antiques s’étaient déplacés, rechargés, transformés et étaient devenus une partie fondamentale de la mémoire culturelle à la fois individuelle et collective, l’historien de l’art proposait lui aussi un art de la mémoire ayant une fonction d’orientation et même une fonction thérapeutique, à une époque où la peur de l’amnésie et de la rupture de la tradition mémorielle constituait pour les contemporains une inquiétude fondamentale (Recht, 2012 : 11).
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A. Warburg insistait sur le fait que la distance vis-à-vis du monde et vis-à-vis de nous-mêmes qui permet la pensée, n’est jamais acquise une fois pour toutes, qu’elle peut toujours être engloutie dans l’impétueuse intensité du pathos conduisant tantôt à la dissolution du moi, tantôt à son inflation et ne lui permettant plus de s’orienter ni dans le monde ni en lui-même. Les formes symboliques léguées par les hommes du passé lui apparaissaient comme des médiations permettant, de manière fragile, de créer et de maintenir cette distance ou tout au moins de se confronter à l’intensité pathique de la vie psychique sans y sombrer. Alors qu’il travaillait à l’élaboration de son Bilderatlas, A. Warburg intégra à l’une de ses planches des images de publicité (entendue cette fois-ci comme réclame), reprenant des formules de pathos antiques (Pathosformeln) vidées de l’énergie pathique qui avait conduit, dans l’Antiquité, à leur figuration puis à leur résurgence à la Renaissance (Warburg, 2000, planche 77 : 185.) Cette neutralisation du pathos constituait-elle à ses yeux l’achèvement du processus de sécularisation et de rationalisation du sens des images ? Ou bien faut-il considérer que ces images de réclame, neutralisant la force impressive des images et les mettant au service de la consommation marchande, abolissaient, au contraire, l’espace de pensée et ne servaient plus qu’à « [accumuler des] comportements-réponses dictés par un assentiment passif », comme le formula, une trentaine d’années plus tard, Jürgen Habermas dans l’Espace public (Habermas, 1962 : 203) ? Il semble que leur mise en constellation dans l’Atlas Mnémosyne réponde par l’affirmative à cette dernière hypothèse et que retisser le fil les arrimant à leurs préfigurations antiques ait été une manière pour A. Warburg de nous appeler, en tant que public, à cultiver l’espace de pensée en cultivant la mémoire collective, culturelle, qui le conditionne. Un appel qui résonne particulièrement aujourd’hui.
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