Nomination et préimposé


 

Le pouvoir n’est pas seulement une question de puissance institutionnelle et militaire, de force juridique et policière ou de moyens économiques et financiers. C’est aussi une question de langue, de discours et de lexique. Les détenteurs de l’expression publique dominante (personnels politiques et médiatiques surtout) exercent le pouvoir sur le public en diffusant et imposant, si possible subrepticement, des sens implicites, des présupposés, des préjugés, qui sont tapis dans les usages de certains mots, dans les détours de certains discours, ce qui en fait des évidences qui n’ont, dès lors, même pas besoin d’être explicitées, même plus besoin d’être dites. J’ai proposé (Blanchet, 2017) de les appeler des « préimposés » puisqu’ils sont bien plus que « présupposés » : c’est par leur mise en mots et leur généralisation dans le public, grâce à une propagande subtile, par des discours subtilement piégés, qu’est mise en place cette domination consentie qu’Antonio Gramsci (1948) appelle hégémonie. Cette hégémonie protège un certain ordre social en imposant la croyance absolue en une conception unique de la société qu’il appelle idéologie.

Cette pratique est aujourd’hui bien repérée, y compris par le grand public, sous les étiquettes un peu vagues d’« éléments de langage » ou de « langue de bois ». Mais, d’Antonio Gramsci (Hoare, Sperber, 2013) à Pierre Bourdieu (1979, 1982), un courant d’analyse sociopolitique critique avait déjà attiré depuis longtemps l’attention sur le pouvoir des mots dans leurs usages publics.

 

Une question centrale pour la parole publique

En France, ces analyses font l’objet de travaux scientifiques réguliers en sciences du langage, en sciences de l’information et de la communication (notamment à propos des médias) et en science politique, notamment sous l’appellation « analyse des discours politiques ». Ces travaux remontent aux années 1970 avec par exemple le travail de Jean-Baptiste Marcellesi (1971) sur les discours tenus lors du Congrès de Tours, où, en 1920, eut lieu la scission de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) pour donner naissance aux futurs parti communiste et parti socialiste français. Michel Foucault (1969, 1970) a développé à la même période l’étude de ce qu’il a appelé les « formations discursives » : il s’agit de régularités de discours résultant des contraintes idéologiques exercées sur ce qui peut et ce qui doit être dit (Maingueneau, 2011). Parmi d’autres, la revue Mots. Les Langages du politique, publiée depuis 1980 (en ligne sur https://mots.revues.org), la Société d’études des langages du politique (http://selp.eu), ou encore le site Les Mots Sont Importants (http://lmsi.net) poursuivent un travail d’analyse en ce sens.

La question de la nomination est très importante et même centrale pour la parole publique ou publicisée, pour le rapport au politique, pour la démocratie, pour le débat public. Elle mérite une attention particulière. Elle a d’ailleurs attiré les regards d’analystes politiques non spécialistes de l’analyse de la langue et de militants (Krieg-Planque, 2012), comme Olivier Besancenot (2016), Alain Bihr (2007) ou Éric Hazan (2006). Mais, comme le remarque Roselyne Koren (2016), la façon de nommer les éléments constitutifs du monde social, de les catégoriser par la nomination, est restée longtemps moins étudiée que d’autres phénomènes discursifs, notamment en sciences du langage, à l’exception précoce de quelques travaux de référence comme ceux de Paul Siblot (voir notamment Siblot, 1993, 1997, 2001). Josiane Boutet (2010 : 19), sociolinguiste, a également alerté sur les effets de manipulation de la nomination : « Nommer contribue à créer des catégories de pensée qui orientent notre vision du monde, qu’on l’ait souhaité ou pas, qu’on en soit conscient ou non ».

Au-delà, la nomination, lorsqu’elle est le fait des pouvoirs publics, peut préparer l’esprit à une action orientée de telle ou telle manière – ou à une inaction. C’est ainsi que certains analystes pointent l’expression « pic de pollution » employée pour la situation parisienne contemporaine, en y préférant celle de « plateau de pollution » (voir l’émission Arrêt sur Images, en particulier le 17 mars 2014 : « Arrêtons de parler de pics de pollution, ce sont des plateaux », https://www.arretsurimages.net/emissions/arretons-de-parler-de-pics-de-pollution-ce-sont-des-plateaux). En effet, « pic de pollution » laisserait penser que le problème n’est que passager…

On peut aussi prendre un autre exemple d’actualité au moment où est rédigée cette notice (avril 2018) : il s’agit du fait que le gouvernement français ait nommé « en tension » les filières universitaires où il y a beaucoup plus de demandes d’inscriptions que de possibilités d’accueil. Cette nomination est significative d’un certain positionnement : en disant « en tension », on met l’accent sur l’inadéquation entre demandes et moyens, ce qui peut se régler soit en augmentant les moyens, soit en réduisant les demandes. Avant sa modification fondamentale début 2018 par la nouvelle loi nommée « Orientation et réussite des étudiants », le service public d’enseignement supérieur avait obligation d’accueillir les diplômé·e·s du bac et de fournir aux universités les moyens de les former, et d’accompagner leur réussite. On devrait alors dire « en manque de moyens ». Mais, dès lors qu’on dit « en tension », on peut envisager de n’avoir plus cette obligation et de réduire l’accès à l’enseignement supérieur par une sélection.

 

Nommer, c’est imposer un point de vue

La nomination (le fait de nommer quelque chose d’une certaine façon, avec un certain nom, une certaine expression) consiste à exprimer au moins implicitement l’idée que l’on s’en fait ainsi que le point de vue, le type de rapport au monde, depuis lequel on nomme et on s’exprime. Nommer, c’est présupposer l’existence de ce qu’on nomme et, si besoin, le faire exister au moins dans les discours, voire imposer l’acceptation de son existence « réelle », et tel qu’on le définit en le nommant de cette façon. Fabrice Dhume-Sonzogni (2016) a ainsi montré comment le terme « communautarisme » est inventé et répandu par des responsables politiques pour faire croire à l’existence d’un phénomène social posé comme dangereux. Or ce phénomène peut être analysé tout autrement, en tant que demande d’égalité des droits et de non-discrimination. D’ailleurs, les personnes qui diffusent ce mot font également croire que c’est un emprunt à l’anglais, tout comme la conception des rapports sociaux qu’il véhicule, alors qu’il n’existe pas en anglais.

Les divers médias ont aujourd’hui un rôle important dans la généralisation rapide et la stabilisation massive d’un nom dont l’usage est au départ éphémère, qu’il s’agisse du nouvel usage d’un terme existant ou d’un néologisme, et en concurrence avec d’autres noms possibles, utilisés ou non. Du coup, comme le souligne Roselyne Koren (1996 : 228-229) :

« Il arrive […] fréquemment que les dénominations retenues ne constituent que la partie visible d’un raisonnement d’autant plus puissant qu’il reste implicite. La répétition des noms finit par leur donner l’apparence de la vérité. L’argumentation souterraine devient une idée-force si profondément ancrée dans l’opinion qu’elle en devient difficilement réfutable ».

« Le mot fonctionne comme un élément essentiel accompagnant toute création idéologique, quelle qu’elle soit », prévenait déjà Valentin Nikolaïevitch Volochinov (1929 : 33), philosophe du langage.

Analyser les processus de nomination et de publicisation des nominations est, par conséquent, un impératif pour l’exercice de l’esprit critique, scientifique et/ou politique et/ou professionnel, comme le rappelait déjà Pierre Bourdieu (2001 : 155) :

« La science sociale a affaire à des réalités déjà nommées, déjà classées, porteuses de noms propres et de noms communs, de titres, de signes, de sigles. Sous peine de reprendre à son compte sans le savoir des actes de constitution dont elle ignore la logique et la nécessité, il lui faut prendre pour objet les opérations sociales de nomination et les rites d’institution à travers lesquels elles s’accomplissent. Mais, plus encore, il lui faut examiner la part qui revient aux mots dans la construction des choses sociales ».

La nomination engage donc la responsabilité de celles et ceux qui nomment, qui emploient un nom, qui l’associent à certains autres mots. Et l’observation de ces usages permet de comprendre l’installation dans le grand public de ce nom, et parfois de ces noms en série, de ces formules (au sens d’Alice Krieg-Planque – 2009), et, avec eux, de ce qu’ils présupposent et qu’ils imposent (qu’ils préimposent) au public comme autant d’évidences indiscutables.


Bibliographie

Besancenot O., 2016, Petit dictionnaire de la fausse monnaie politique, Paris, Éd. Le Cherche midi.

Bihr A., 2007, La Novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste, Lausanne/Paris, Éd. Page2/Éd. Syllepse, 2017.

Blanchet Ph., 2017, Les Mots piégés de la politique, Paris, Éd. Textuel.

Bourdieu P., 1979, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit.

Bourdieu P., 1982, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard.

Bourdieu P., 2001, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Éd. Le Seuil.

Boutet J., 2010, Le Pouvoir des mots, Paris, Éd. La Dispute, 2016.

Dhume-Sonzogni F., 2016, Communautarisme. Enquête sur une chimère du nationalisme français, Paris, Éd. Demopolis.

Foucault M., 1969, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard.

Foucault M., 1970, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard.

Gramsci A., 1948, Quaderni del carcere, éd. V. Gerratana, 4 vol., Torino, Einaudi, 2007.

Hazan É., 2006, LQR. La propagande du quotidien, Paris, Éd. Raisons d’agir.

Hoare G., Sperber N., 2013, Introduction à Antonio Gramsci, Paris, Éd. La Découverte.

Koren R., 1996, Les Enjeux éthiques de l’écriture de presse et la mise en mots du terrorisme, Paris, Éd. L’Harmattan.

Koren R., 2016, « Introduction », Argumentation et analyse du discours, 17. Accès : https://journals.openedition.org/aad/2295.

Krieg-Planque A., 2009, La Notion de « formule » en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté.

Krieg-Planque A., 2012, « Dictionnaires, glossaires et lexiques militants : pratiques profanes de la critique du langage politique », pp. 299-313, in : Aubry L., Turpin B., dirs, Victor Klemperer. Repenser le langage totalitaire, Paris, CNRS Éd.

Maingueneau D., 2011, « Pertinence de la notion de formation discursive en analyse de discours », Langage et société, 1, 135, pp. 87-99. Accès : https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2011-1-page-87.htm.

Marcellesi J.-B., 1971, Le Congrès de Tours (décembre 1920). Études sociolinguistiques, Paris, Éd. Le Pavillon.

Siblot P., 1993, « De la protypicalité lexicale à la stéréotypie discursive. La casbah des textes français », pp. 342-354, in : Plantin C., dir., Lieux communs. Topoï, stéréotypes, clichés, Paris, Éd. Kimé.

Siblot P., 1997, « Nomination et production de sens : le praxème », Langages, 127, pp. 38-55. Accès : https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1997_num_31_127_2124.

Siblot P., 2001, « Nomination », pp. 205-207, in : Détrie C., Siblot P., Vérine B., éds, Termes et concepts pour l’analyse du discours. Une approche praxématique, Paris, H. Champion.

Volochinov V. N, 1929, Le Marxisme et la philosophie du langage, trad. du russe par M. Yaguello, Paris, Éd. de Minuit, 1977.

Auteur·e·s

Blanchet Philippe

Pôle de recherches francophonies, interculturel, communication, sociolinguistique Université Rennes 2

Citer la notice

Blanchet Philippe, « Nomination et préimposé » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 09 mai 2018. Dernière modification le 12 septembre 2018. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/nomination-et-preimpose.

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