Suffrage universel


 

La vie politique nécessite un mode de désignation des dirigeants, nationaux, régionaux ou locaux, ou encore le recours à des consultations populaires comme des référendums ou des plébiscites. La méthode de sélection de ces responsables n’a pas de caractère naturel. Au fil du temps, on a pu recourir à des moyens divers, tels que l’hérédité, la force, le tirage au sort, le concours, les suffrages censitaires ou universels, assortis ou non de limites.

En France, l’hérédité, fondée sur le droit divin et la tradition, a été battue en brèche à partir de 1789. Seul Charles X a pu succéder « normalement » à son frère en 1824, aucun autre monarque ne pouvant assurer à son fils le trône qu’il occupait. Le tirage au sort, pratiqué dans l’Antiquité grecque par exemple, peut encore avoir des illustrations dans la désignation des jurés d’assises, mais n’a que peu d’applications dans la vie publique. Il pourrait avoir des atouts, comme l’absence de campagnes, l’égalité des « candidats », une représentation sociologique plus juste, la fin des cumuls des mandats… Cependant, depuis la Révolution française, la tendance démocratique a été de procéder à des élections.

Historiquement s’est alors posée la question de la définition du corps électoral. De manière évidente, la composition de l’électorat entraîne des changements profonds de politique. La crainte des gouvernants est certes l’extension du droit de vote au plus grand nombre en raison du supposé manque de discernement de la population. Mais c’est également le danger que peut représenter le suffrage universel pour des élites intellectuelles ou économiques. Permettre à chaque individu de s’exprimer dans les urnes conduit forcément à un déplacement du curseur idéologique. La sociologie de l’électorat modifie la politique menée. Un suffrage restreint à de riches propriétaires fonciers comme sous la Restauration permet aux gouvernants de ne s’intéresser qu’à cette catégorie réduite. Elle favorise également la campagne des candidats bien implantés territorialement et socialement. Leur seule mission est de rencontrer et de séduire quelques notables qu’ils connaissent déjà pour appartenir aux mêmes cercles. Étendre ce suffrage à la bourgeoisie moyenne comme l’a fait la Monarchie de Juillet entre 1830 et 1848 oblige à multiplier les opérations de séduction auprès de professions libérales ou de riches commerçants et industriels. La politique gouvernementale ne peut plus les ignorer. Enfin, accorder le suffrage universel à tous les hommes majeurs doit inciter le régime à ne pas négliger la population dans son ensemble, à intéresser autant l’ouvrier que l’employé, le paysan, l’artisan ou le médecin. Les campagnes électorales sont plus coûteuses et plus globales. La politique devient l’affaire de tous et tous les sujets peuvent devenir publics. Il en est de même lorsqu’il s’agira d’accorder le droit de vote aux femmes ou d’abaisser l’âge de la majorité électorale.

 

Le suffrage censitaire

La démocratie, voire le suffrage universel a pu exister dans l’Antiquité ou aux États-Unis à partir de l’indépendance de l’ancienne colonie britannique. On évoquera ici que le cas français. En 1789, la désignation des députés de villages, villes et communautés, des délégués puis des députés à l’Assemblée était fondée sur une sorte de suffrage universel. Toutefois, très vite, notamment sous l’influence de l’abbé Sieyès, les députés à la Constituante ont établi une division majeure entre les citoyens actifs et les passifs. Étaient exclus du vote les femmes, les étrangers, les mineurs, les domestiques et autres dépendants, ainsi que les citoyens peu imposés fiscalement. En fait, le droit de vote n’est accordé qu’à la moitié des hommes majeurs, ceux payant un impôt ou « cens », équivalant à au moins trois journées de travail et qui étaient domiciliés dans la commune depuis au minimum un an. L’explication tient moins à la nature de l’élection de députés dont la mission est de voter un budget, à l’assiette et au taux d’imposition, qu’à la volonté d’écarter une partie non négligeable d’individus jugés peu clairvoyants intellectuellement, voire dangereux politiquement. La Constitution du 24 juin 1793 reconnaît bien l’universalité du peuple souverain, mais elle ne sera jamais appliquée. Deux ans plus tard, le Directoire en revient à la désormais classique distinction entre citoyens actifs et passifs, établie sur les revenus et le paiement de l’impôt.

Le Consulat et l’Empire établissent enfin un suffrage universel. Toutefois, le mode de désignation des représentants est fondé sur des listes de notabilités à plusieurs niveaux, ce qui amoindrit l’impact de l’universalité. La Restauration monarchique de 1814 revient à un suffrage censitaire, réservé de fait à cent mille électeurs. C’est d’ailleurs cette restriction qui en partie explique les révolutions de 1830 et de 1848. La Monarchie de Juillet abaissera le cens de trois cents à deux cents francs, ainsi que l’âge de la majorité élective, de trente à vingt-cinq ans, doublant ainsi le corps électoral. Un suffrage capacitaire (accordé aux titulaires de diplômes ou à certaines professions) complète le dispositif. Ne souhaitant pas l’élargir au-delà des quelque 250 000 électeurs, dont 56 000 seulement sont également éligibles, Louis-Philippe ne parviendra pas à empêcher l’établissement de la République.

 

Le suffrage universel est affirmé en 1848

Sans que cela soit une demande expresse de la population, la Deuxième République, par le décret du 5 mars 1848, proclame le principe du suffrage universel. Désormais sont électeurs tous les Français âgés de vingt et un ans, résidant depuis au moins six mois, et non judiciairement privés ou suspendus de l’exercice de leurs droits civiques. Neuf millions de citoyens vont alors pouvoir participer directement à la vie publique et désigner leurs élus. L’abstention est faible aux législatives d’avril 1848 et à la présidentielle du 10 décembre suivant.

« Dotés du droit de vote, les Français doivent désormais devenir électeurs. Ce qui n’a rien d’une évidence. La moitié des citoyens est analphabète alors que voter suppose d’écrire des noms sur un bulletin qu’il faut ensuite déposer loin de chez soi, au chef-lieu de canton. L’enjeu du scrutin n’est pas immédiat, à la différence des formes traditionnelles d’expression politique populaire. On redoute donc surtout à cette date qu’ils ne se déplacent pas suffisamment pour voter ou, à l’inverse, que la mobilisation électorale débouche sur une révolution dans les grandes villes » (Crettiez, Maillard, Hassenteufel, 2018 : 120).

Cependant, l’œuvre n’est point complète. Loin de là. L’histoire du suffrage connaît également des revirements. L’Assemblée conservatrice élue en 1849 craint la poussée socialiste et cherche à s’en prémunir. La loi du 31 mai 1850 garde le système, ne touche officiellement pas à l’universalité mais porte l’obligation de résidence dans le canton ou la commune de six mois à trois ans. L’objectif de la majorité conservatrice est bien d’écarter du corps électoral le maximum d’ouvriers d’industrie qui en cette moitié du XIXe siècle, se déplacent souvent afin de trouver un travail en usine. Ce sont bien eux qui seront rayés des listes.

De nouveau, la question de la capacité électorale sera à l’origine, ou du moins l’un des prétextes, du changement de régime. Ne pouvant modifier la Constitution de 1848 qui lui interdisait de se représenter à la magistrature suprême et opposé à la loi du 31 mai 1850 qui réduisait le suffrage universel, Louis-Napoléon Bonaparte, alors président de la République, provoque un coup d’État en prononçant la dissolution de l’Assemblée. Dès l’accomplissement du coup de force du 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte, élu président de la République au suffrage universel direct en 1848, avant de devenir Napoléon III empereur des Français de 1852 à 1870, abroge la loi du 31 mai 1850 et rétablit l’universalité du vote. Le Second Empire, tout en encadrant les élections par la pratique de la candidature officielle, va développer l’apprentissage de la démocratie en multipliant les consultations électorales : législatives, municipales, plébiscites… recourant directement au peuple.

La Troisième République poursuivra la pratique du vote et l’améliorera à plusieurs reprises. La loi du 29 juillet 1913 aura ainsi pour vocation d’assurer la sincérité du scrutin, en obligeant l’électeur à entrer dans un isoloir, et en instaurant le recours à l’enveloppe. Le même texte recompose les bureaux de vote, punit les inscriptions multiples sur les listes électorales et règlemente les opérations avec plus de détails. Mais dans l’ensemble, la République n’améliore guère le système mis en place par Napoléon III. Surtout, on ne touche pas au corps électoral, alors que, désormais, des demandes nouvelles émanent des femmes. Comme en Grande-Bretagne par exemple, des « suffragettes » réclament le droit de vote.

 

Un suffrage semi-universel

En 1848, sans vraiment l’anticiper, la France était brusquement arrivée au suffrage universel. Sans transition, de 250 000, le nombre d’électeurs passait à neuf millions. Contrairement à d’autres États, aucune astuce juridique n’était venue restreindre ce droit masculin. Certes, la loi de 1850 avait exclu des masses d’ouvriers itinérants, mais la mesure avait été éphémère. D’autres pays avaient trouvé des moyens de limiter le suffrage. Parfois, le droit de vote était enlevé aux Noirs (Afrique du Sud, certains États des États-Unis), aux Juifs (Grande-Bretagne jusqu’en 1859), aux illettrés (Italie jusqu’en 1912, Portugal…).

Les méthodes sont nombreuses, soit dans l’objectif d’exclure une partie de la population, soit au contraire dans celui d’avantager certaines catégories. Par exemple, en Grande-Bretagne, les propriétaires fonciers pouvaient bénéficier d’un double droit de vote si leurs terres étaient implantées dans deux circonscriptions différentes. De la même manière, jusqu’en 1948, les professeurs d’université disposaient de ce double vote en raison de ce que l’on appelait le « vote capacitaire », fondé sur le diplôme ou la profession honorable.

La France va néanmoins envisager la technique du « vote plural » durant l’entre-deux-guerres : les pères de famille auraient eu droit à plusieurs votes en fonction du nombre d’enfants dans le foyer. La Belgique y avait en partie eu recours entre 1894 et 1918, privilégiant les hommes mariés ayant des enfants et disposant d’un certain revenu ou d’un livret d’épargne d’au moins deux mille francs, ou encore étant titulaires d’un diplôme de l’enseignement secondaire. En France, on parviendra au contraire à restreindre le droit de vote en excluant toujours les femmes, mais aussi, à partir de 1872, les militaires de carrière et simples appelés du contingent. Dans les colonies, seuls les colons sont électeurs aux législatives, les « indigènes » n’étant pas considérés comme citoyens. Le droit de vote ne sera étendu à tous les Français d’Outre-mer que par la loi du 25 avril 1946, puis par la Constitution de la Quatrième République. Cependant, la représentation des populations ultramarines autochtones restera inégalitaire, en raison du principe du double collège (la population étant alors répartie en deux collèges séparés selon qu’ils étaient indigènes ou colons ; ce qui diminue fortement la représentation des premiers au profit des seconds) jusqu’en 1956.

La question du suffrage universel pose très clairement celle de l’universalité elle-même. Que faut-il entendre par universel ? Adolphe Thiers déclarait qu’« universel ne veut pas dire tous, mais le plus grand nombre ». En France, pendant un siècle, on a admis qu’universel signifiait une petite moitié seulement de la population adulte. Si les dictionnaires exposent qu’universel correspond à ce qui « embrasse la totalité des êtres et des choses » ou « qui s’applique à tous les cas », force est de constater que le suffrage ne peut guère être réellement universel. Même dans l’absolu, le législateur se doit de restreindre le droit de vote en excluant certaines catégories. Il faut définir un âge minimum, des capacités (d’où l’exclusion des personnes sous tutelle jusqu’en 2007), des comportements (certains condamnés peuvent se voir retirer leur droit de vote… En matière politique, l’universalité n’existant pas, il faut en revenir au plus grand nombre cher à Adolphe Thiers. Cette notion est par définition évolutive en fonction des rapports de force politique, des idéologies, de l’état des mœurs dans une société. Pendant un siècle, il a paru normal que le suffrage soit réservé aux hommes, sans que l’on retire le qualificatif d’universel. L’implication des femmes dans les deux guerres, les demandes réitérées des suffragettes, la mutation de la société, le travail féminin… ont abouti à une extension du droit de vote similaire à celle de 1848.

 

Les femmes votent enfin

Des pays comme l’Australie ou la Nouvelle Zélande avaient été précurseurs dans l’octroi du droit de vote des femmes, sans lequel on ne peut pas raisonnablement parler de suffrage universel puisqu’une moitié de la population majeure en est exclue. En Europe, les pays scandinaves seront les premiers à l’appliquer. La Finlande y consent dès 1906, « sans restrictions sexuelles, sociales ni raciales », pour l’élection du Parlement (avec éligibilité égale des femmes et des hommes). Le Danemark suit, puis la Hongrie, la Russie en 1917 et la plupart des États européens juste après 1919 (Pologne, Tchécoslovaquie, Autriche, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg…) afin de souligner le rôle des femmes durant la guerre, tant dans les usines que dans l’agriculture, la société.

En France, ce n’est qu’après la Libération que les femmes obtiennent le droit de vote et d’éligibilité par l’ordonnance du 21 avril 1944. Quasiment un siècle après les hommes, elles peuvent enfin faire l’apprentissage de la démocratie. Ce retard français est essentiellement dû à l’anticléricalisme du parti radical. En effet, les femmes étaient réputées pour voter plus à droite que leurs maris et, parce que plus pratiquantes, pour davantage écouter le curé qui n’aurait pas manqué de leur conseiller de voter en faveur des candidats conservateurs et cléricaux. On peut d’ailleurs estimer que, jusqu’à l’élection présidentielle de 1981, les femmes se classeront majoritairement à droite. Comme en 1850, on note que, à l’évidence, l’élargissement ou au contraire la restriction du suffrage a des conséquences politiques importantes. On l’observe encore en 1974 lorsque Valéry Giscard d’Estaing, tout juste arrivé à l’Élysée, abaisse la majorité à 18 ans… ce qui amplifie sa défaite présidentielle en 1981, les jeunes votant plutôt pour son concurrent François Mitterrand.

Depuis, les apports au droit de vote ont été limités. En 1988, on améliore la technique du scrutin en obligeant les communes à s’équiper d’urnes transparentes fermant avec deux cadenas, ou encore en faisant procéder à la signature de la liste d’émargement par l’électeur. Enfin, la loi constitutionnelle du 23 juin 1992 permet aux ressortissants de l’Union européenne de participer aux élections municipales en France.

 

Des pistes d’élargissement ?

La France a certes été en avance dans l’octroi du suffrage universel (1848), mais elle a également montré sa réticence dans le suffrage féminin (1944). L’irruption du droit de vote sans restriction ne s’est donc pas accompagnée de mesures d’exclusion de catégories, hormis pour les ecclésiastiques en 1848 et pour les militaires entre 1871 et 1945. Désormais, les pistes d’élargissement du suffrage restent peu nombreuses : vote obligatoire tel qu’il peut exister en Belgique, reconnaissance du vote blanc, vote des étrangers extra-communautaires ou ressortissants de l’Union européenne aux élections autres que municipales par exemple. Dans une démocratie, l’enjeu est essentiel car la composition du corps électoral influe nécessairement sur les résultats, sur la socialisation de la population et sur la conduite des politiques publiques.

Malgré cette tendance à l’universalité et l’amélioration des méthodes de vote, les démocraties contemporaines souffrent, plus qu’autrefois, de l’éloignement des électeurs. Jamais le droit de vote n’a été aussi étendu, mais jamais non plus probablement le public n’a été si critique vis-à-vis du suffrage. Les signent ne manquent pas. L’abstention progresse, de même que les votes blancs et nuls, l’image des élus s’est détériorée… Qu’un quart des électeurs ne se déplace pas lors du second tour de l’élection présidentielle française de 2017 est une marque de défiance profonde envers les institutions. Que moins de la moitié participe aux élections législatives qui suivirent montre l’extrême crise de la démocratie participative.

Que l’histoire du suffrage universel soit longue et non linéaire, qu’elle soit le reflet de l’évolution sociale et politique de la France, et plus généralement des démocraties occidentales, amène désormais à tenter de comprendre les multiples tensions démocratiques. Voter pour une liste ou un candidat reste-t-il un geste anodin ? Une partie non négligeable de la population n’a sans doute plus conscience de la portée du suffrage. Le consentement aux résultats électoraux ne va plus de soi. Les demandes de référendum d’initiative citoyenne (RIC) montrent aussi que le public ne croit plus obligatoirement aux élus en place. L’impopularité des dirigeants est récurrente, quelles que soient les étiquettes des présidents, députés ou élus locaux. La non-utilisation de son droit de vote peut avoir diverses motivations : une récusation politique, une absence d’informations, une absence d’offre politique adéquat, un manque d’intégration sociale voire des considérations personnelles (maladie, éloignement, mauvaise inscription sur les listes…). Cependant, on observe une véritable défiance à l’encontre du système électoral lui-même. Le Français entend parfois exercer ses missions de citoyen à l’extérieur des consultations électorales, dans l’arène publique, les manifestations, les revendications sociales ou para-politiques, dans les médias…

Plus qu’une opposition au droit de vote, cela marque une certaine limite au suffrage universel lui-même.


Bibliographie

Crettiez X., Maillard J. de, Hassenteufel P., 2018, Introduction à la science politique, Paris, A. Colin.

Auteur·e·s

Choffat Thierry

Institut de recherches sur l’évolution de la nation et de l’État Université de Lorraine

Citer la notice

Choffat Thierry, « Suffrage universel » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 14 mars 2019. Dernière modification le 17 mars 2020. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/suffrage-universel.

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