Tract


 

« Média élémentaire » (Jeanneney, 1996), « littérature éphémère » (Barnoud, 1996) le tract est un objet mineur, peu remarqué, et conséquemment, peu étudié. C’est pourtant une pratique incontournable du discours politique, et – plus largement – l’un de ces objets textuels que l’on rencontre presque au quotidien. Mais le tract est également un objet spécifique à plusieurs égards : d’un point de vue matériel en tant que média, d’un point de vue discursif en tant qu’objet idéologique, d’un point de vue socio-discursif en tant qu’objet de diffusion, et d’un point de vue rhétorique en tant que dispositif auctorial singulier et au titre du public, ou de l’auditoire – au sens de l’ensemble des destinataires réels et potentiels du discours – auquel il s’adresse.

 

Une catégorie textuelle hétérogène

Au moment de recenser les différentes formes qui prétendent au titre de tract, on observe une cohorte assez hétérogène. La catégorie rassemble des flyers annonçant des concerts, des tracts politiques distribués en manifestation, jusqu’aux prospectus glissés sous les essuie-glaces de voiture. Ce sont là les trois espaces médiatiques principaux que va toucher le tract : espace politique, espace culturel, espace publicitaire. Si l’on ne veut pas le restreindre à l’une ou l’autre de ses formes, il faut alors définir le tract par sa matérialité : une petite feuille volante supportant un court texte.

Tract publicitaire pour des services de voyance

 

Flyers de concert (États-Unis, circa 1980)

Un coup d’œil historique montre pourtant que le périmètre des tracts n’a pas toujours été celui-ci. Gilles Feyel (2003 : 839) date l’existence du tract publicitaire du XVIIe siècle, plus précisément « à partir des années 1670-1680 », même si le mot lui-même, au sens de « court écrit ou pamphlet de propagande […] que l’on distribue » (CNRTL), n’apparaîtra en français qu’un siècle plus tard, au XVIIIe, prenant « la relève des libelles, pamphlets, placards, canards et affiches de l’Ancien Régime » (Barnoud, 1996 : 26). Il est emprunté à l’anglais (aujourd’hui remplacé par leaflet ou pamphlet), qui l’empruntait lui-même au latin comme abréviation de tractatus (CNRTL). Le tract est donc d’abord un mini-traité. On comprend alors mieux que l’un des premiers domaines du tract ait d’abord été le celui du religieux, et qu’il soit concomitant du développement de la propagande. Fabrice d’Almeida (2002 : 137) rappelle en effet que la propagande, au sens de propagation, des « moyens de diffuser au loin » un message et « le contenu même [de ce] message », a d’abord été fortement liée à la prédication. Et c’est d’ailleurs le Vatican qui crée ce néologisme au XVIIe siècle. Outil de propagande par excellence, le tract suit donc les évolutions de celle-ci, et passe avec elle de la sphère religieuse à la sphère politique au XVIIIe (ibid. : 138), avec la sécularisation du politique, mais aussi – et surtout – le développement de l’imprimerie, ou plus précisément de la circulation des imprimés.

Dès le XVIIIe siècle, deux des domaines contemporains du tract existent déjà, le tract politique et le tract publicitaire. Pour le tract culturel (flyer), il est plus difficile de dater son apparition, même s’il semble que des concerts de blues et de rock’n’roll soient annoncés de la sorte dès les années 1950.

On le voit, au-delà de l’idée de « petite quantité discursive », la spécificité discursive du tract est pour le moins lâche, puisqu’elle va de l’information (annonce de concert ou de spectacle) à la propagande idéologique, traversant des registres textuels qui ont peu à voir les uns avec les autres. C’est principalement sa matérialité de feuille « volante », au double sens de feuille seule et de feuille qui se distribue, qui en fait l’unité. Le format peut varier d’un A6 à un A3 plié en deux, mais guère au-delà, au risque de perdre son statut de tract pour basculer vers la brochure ou le dépliant. Le tract, c’est avant tout un imprimé court, fait pour être distribué largement, surtout dans l’espace public, mais également déposé pour « tomber sous la main ». Mais avant de s’intéresser à ses modalités de diffusion, et à l’auditoire que cela implique, un focus s’impose sur ce qu’est aujourd’hui le tract par excellence, la version du tract qui vient premièrement à l’esprit contemporain : le tract politique.

 

Le tract comme performatif politique

Le tract politique est une sous-catégorie qui rassemble à son tour des formes aussi diverses que le tract électoral, le tract syndical, le tract d’usine, le tract de propagande, le tract de guerre, etc. C’est à lui que sont consacrés les rares travaux existants sur le tract, menés principalement – et cela est très significatif – dans les années 1970, ainsi les travaux de Michel Demonet et al. (1975) sur les tracts de Mai 68, de Daniel Mothé (1976) sur des expériences d’écriture collective de tracts en usine, de Philippe Burtin (1977) sur l’usine Renault-Billancourt, ou encore de Marco Diani et Sebastiano Bagnara (1984) sur l’usine Fiat. Un groupe de recherche, dit groupe de Saint-Cloud, se crée également en 1975 autour de Maurice Tournier pour étudier le discours syndical (voir Béroud, Lefèvre, 2010). Signe de l’air du temps, l’écrasante majorité de ces travaux s’inscrit dans le domaine de la lexicométrie, alors pleine des promesses de la rencontre entre marxisme et analyse automatisée de corpus.

À partir du contenu textuel des tracts, ces travaux s’intéressent à l’hyperspécificité ou à la variété du vocabulaire employé, tentent d’« inférer l’existence de formes organisées de conflictualité » (Diani, Bagnara, 1984 : 377) ou bien d’en déduire « l’attitude et le langage que les syndicats adoptent envers leur base, mais aussi envers les autres groupements représentatifs » (Burtin, 1977 : 915) ou plus simplement de dégager les grands traits des positions des principaux syndicats.

Si la recension des thèmes abordés dans les tracts est intéressante pour brosser le paysage politique des ouvriers d’une usine Fiat des années 1970, ce sont les objectifs performatifs des tracts qui nous renseignent le mieux sur la nature discursive des tracts politique. Philippe Burtin (ibid.) établit ainsi quatre types d’action discursive dans les tracts qu’il étudie : la revendication (conditions de travail, droits syndicaux), la politisation (appel au vote, définition d’une ligne politique, critique des structures du système social, etc.), la mobilisation (l’appel à la grève ou la solidarité avec d’autres luttes, par exemple) et la négociation. John E. Richardson et Ruth Wodak (2009 : 47-48), quant à eux, y repèrent un ensemble de stratégies de présentation de soi, qui regroupe les stratégies référentielles (ou de nomination), qui permettent d’identifier/catégoriser les acteurs sociaux en jeu ; les stratégies de positionnement vis-à-vis de ces acteurs, consistant à les qualifier positivement ou négativement ; les stratégies argumentatives ; les mises en perspective ou cadrage du discours pour énoncer un point de vue sur les faits discutés ; et enfin des stratégies d’intensification ou d’atténuation.

Le tract politique peut ainsi réaliser des gestes discursifs de plusieurs ordres. Il peut, et parfois simultanément, viser à :

  • informer, voire alerter sur une situation ou des faits ;
  • se positionner pour ou contre (une réforme, un plan social) mais aussi vis-à-vis des autres acteurs collectifs (syndicats, organisations, partis), et produire de la conflictualité, ou bien relier des questions précises à des positionnements politiques plus larges ;
  • rallier à sa cause ou à un programme politique ;
  • réclamer, revendiquer un droit ;
  • appeler à l’action et/ou préconiser des formes de lutte.

À côté de l’information, de la déclaration, de la persuasion, de la revendication et de l’appel à l’action, et de manière plus implicite, l’un de ses objectifs rhétoriques est aussi « la socialisation politique, “processus formateur de grille de lecture, de prédispositions, d’attitudes profondes” » (Percheron, 1985, cité par Bargel, 2005 : 36) et la construction de l’image politique de soi. Il s’agit de mettre en place un processus de dénomination (des luttes, des acteurs, des situations) qui permet de se situer dans une topologie idéologique donnée et de tenter de définir les termes du débat. Et cela est d’autant plus important que « le lieu réel où se déroulent les manifestations […] n’est pas la rue, […] mais la presse » (Champagne, 1984 : 28), ou l’espace médiatique, dirions-nous aujourd’hui. En ce sens, le tract recourt volontiers à l’utilisation de formules (Krieg-Planque, 2009), mais aussi de slogans et de figures qui visent à fonder la structure du réel (Perelman, Olbrechts-Tyteca, 1958).

 

Tract de l’Atelier populaire des Beaux Arts (Paris, Mai 68), ou quand un média figure un autre média (la presse) comme poison

 

Plus spécifiquement, le tract électoral, qui apparaît au milieu du XIXe siècle (Novak, 2015), va mobiliser « en termes de contenu, un certain nombre de faits rappelés, et, en termes pragmatiques, un certain nombre de promesses, et d’actes de langage en général, réitérés » (Guespin, 1985 : 48).

Dans les années 1970, les tracts d’usine « sont le moyen le plus utilisé et quotidien de communication » (Diani, Bagnara, 1984 : 377). Pour Philippe Burtin (1977 : 915), « les tracts ont toujours constitué, pour les représentants des travailleurs, un moyen privilégié d’expression et de mobilisation ».

Au-delà de l’usine, le tract syndical est un moyen de diffuser un vocabulaire spécifique, de mobiliser les militants, mais aussi de se positionner vis-à-vis des autres organisations. Selon Sophie Béroud et Josette Lefèvre (2010 : 99), les tracts syndicaux sont « dépositaires des usages lexicaux majoritaires qui se diffusent auprès des militants en responsabilité ».

 

Captures d’écran de Metropolis, de Fritz Lang (1927), représentant les ouvriers se distribuant furtivement des tracts appelant à des rassemblements secrets. Le patron de la ville, Joh Fredersen, essaie de déchiffrer ces tracts pour enrayer une révolte ouvrière.

 

Il faut encore ajouter ce qu’on pourrait appeler les tracts d’État. Madeleine Barnoud (1996 : 27) relève « leur [constante] utilisation par le pouvoir en place en période troublée, quand il se sent contesté. L’État français (1940-1944) y a eu recours, ainsi que le gouvernement général de l’Algérie et l’armée pendant la guerre d’Algérie ». On peut bien entendu ranger dans cette catégorie l’utilisation massive des tracts pendant les guerres, que ce soit durant les deux guerres mondiales (avec les lâchers de tracts par avion), ou durant les guerres d’indépendance.

 

Des conditions de circulation particulières

Une autre particularité du tract est son mode de diffusion. D’abord, son mode d’édition (sans éditeur) et de tirage (imprimé, photocopié ou ronéotypé) rend la production de tract bien plus largement accessible que le circuit de l’édition ou de la presse. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui, avec la généralisation de l’accès aux moyens de publication et de reproduction papier (ordinateur et photocopieur) et la large diffusion des outils et savoir-faire de mise en page. Son accessibilité réside aussi dans son prix de fabrication, très faible. Média accessible et peu coûteux, le tract peut donc être produit par tout un chacun.

Ensuite, ses pratiques de diffusion se démarquent des pratiques habituelles : principalement donné de la main à la main, mais aussi glissé sur les pare-brise, dans les boîtes aux lettres, voire au milieu des produits dans les grands magasins pour atteindre un public que l’on ne croiserait pas dans « son » propre espace public, le tract, surtout lorsqu’il est distribué dans l’espace public, cherche à atteindre un public le plus large possible. Les limites potentielles de son lectorat sont celles de l’espace géographique où le tract pourra circuler. Si certains tracts s’adressent à des groupes particuliers (comme les travailleurs pour les tracts d’usine, ou des sous-cultures particulières pour le flyer de concert), ou doivent circuler sous le manteau (comme pendant la Seconde Guerre mondiale), le tract demeure un texte public qui doit pouvoir toucher celui que l’auteur ne connaît pas.

Troisième particularité, c’est un texte gratuit. Avant l’arrivée des journaux gratuits dans les années 2000 et de l’internet, la diffusion gratuite de texte est relativement rare. C’est donc un objet textuel qu’on ne cherche pas à acquérir, mais qu’on cherche plutôt à donner. Renversant la demande, le tract cherche ses lecteurs. Daniel Mothé (1976 : 127) écrit qu’« on peut juger de l’impact d’un bon tract au nombre des jetés dans l’environnement immédiat du donneur ». C’est un texte qui cherche d’abord à ne pas être jeté !

Quatrièmement, le tract, par sa matérialité, sa brièveté, comme par ses possibilités d’anonymisation, échappe à la censure : « Le tract présente l’avantage d’être peu encombrant et de pouvoir être facilement et anonymement distribué » (Domenach, 1950 : 46). Se fondant sur une gradation des productions écrites selon le degré auquel le pouvoir les perçoit comme révélateurs de l’opinion publique, Philippe Olivera (2003 : 149) écrit que, à la Belle Époque, « c’est au nom des effets qu’elle pouvait avoir sur le plus grand nombre que l’affiche était plus surveillée que le périodique, le périodique plus que la brochure, et la brochure plus que le volume ».

Mais les tracts, par leur caractère volant, « avaient et ont toujours aujourd’hui pour caractéristique principale d’échapper à la censure, la vérification inhérente à une publication passant par le canal de l’édition traditionnelle en est absente » (Barnoud, 1996 : 26).

Il faut également souligner son caractère ponctuel et « éphémère par son caractère d’actualité » (Olivera, 2003 : 134), « une littérature de l’instant, immédiate, écrite pour répondre à un événement précis et avoir prise sur lui » (Barnoud, 1996 : 26). Cela lui confère la possibilité d’être non-normalisé et de circuler hors des lieux institutionnels. Bien que le tract politique mobilise souvent les formations discursives syndicales ou des partis, toute une production plus officieuse existe. Ainsi le tract peut aussi bien être légal qu’illégal, et garde une teinte contestataire, ou du moins conflictuelle, voire pamphlétaire (Hastings, Passard, Rennes, 2009).

Enfin, le tract se situe à mi-chemin entre l’affiche et la brochure. « L’affiche et le tract […] doivent être d’une rédaction brève et frappante » (Domenach, 1950). Sorte de version « à emporter » du placard mural, il peut aussi en avoir la multimodalité. Dans leur étude sur la sémiotique visuelle des tracts d’extrême droite britannique et autrichienne, John E. Richardson et Ruth Wodak (2009 : 50) affirment que « les tracts politiques sont des genres discursifs multimodaux » dans lesquels le visuel peut être un argument, au sens rhétorique du terme. Mais il semblerait que cette multimodalité s’estompe : « Depuis le début du XXe siècle, on assiste à une normalisation et à un appauvrissement à la fois du vocabulaire, du graphisme et des formes » (Barnoud, 1996 : 27). Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale « cette utilisation graphique était souvent alliée à une présentation typographique originale et inventive. […] Les tracts contemporains frappent au contraire par la primauté donnée au texte, présenté sans beaucoup de fantaisie et souvent peu concis » (ibid.). Le tract partage par ailleurs avec la brochure son caractère textuel, mais aussi un certain nombre de traits : c’est « un support privilégié de diffusion des idées et d’expression qui peut émerger hors de l’institution. Des textes courts, qui peuvent être écrits sur le vif et circuler rapidement, un média peu coûteux et peu surveillé, à l’anonymisation et à la diffusion faciles » (Abbou, 2017 : 67).

Tract de l’Atelier populaire des Beaux Arts (Paris, Mai 68)

 

La question de l’auteur et le « nous » politique

Toutes ces caractéristiques vont de pair avec un rapport à l’auteur particulier. En effet, le tract, qu’il soit anonyme, pseudonyme, signé d’un groupe formel ou informel, est toujours l’expression d’un collectif, ou du moins se donne toujours à lire comme tel. En ce sens, c’est un lieu du « nous » politique, que ce « nous » soit identifié ou non (on pense aux nombreux tracts signés « quelques anarchistes », « des camarades », « des habitants », etc.). Cette auctorialité collective, de laquelle « l’émetteur je est sans cesse absent » (Guespin, 1985 : 58), permet de prendre place dans des conflits majeurs qui n’ont pas d’initiateur avoué (Diani, Bagnara, 1984), éventuellement de protéger son auteur, mais aussi de forcir la voix qui s’élève en lui donnant un chœur.

Pour autant, cette absence de « je » n’implique pas nécessairement une écriture collective. Le tract est aussi une version écrite du discours du prédicateur de rue, ou du tribun. C’est la parole habitée qui a mandat de parler. Le « nous » du tract se construit donc dans l’assentiment donné par un groupe à une proposition d’écriture individuelle. Cela se révèle notamment lorsque le processus d’écriture est décrit en détail, comme le fait Daniel Mothé (1976 : 128) qui relate une expérience d’écriture collective de tract en atelier d’usine : « Le tract partait de discussions préalables dont un des membres, souvent le leader, proposait une synthèse. Le papier était ensuite distribué [avec] une marge spacieuse [pour les] remarques, critiques et suggestions ». Ici, bien que ce soit un rare travail d’écriture collective, c’est tout de même une personne qui prend en charge la première rédaction.

Or, Daniel Mothé (ibid. : 122) souligne par ailleurs qu’on n’apprend jamais explicitement « à écrire un tract ». Les personnes qui rédigent les tracts ont donc des savoir-faire discursifs et idéologiques préalables pour cela. Il s’agit en fait souvent de personnes bien formées politiquement, qui ont des positions valorisées au sein des collectifs.

Une analyse au prisme du genre montre par ailleurs que, par-delà les savoir-faire politiques de chacun et chacune, ces tâches valorisées sont généralement attribuées aux hommes, renforçant une répartition inégalitaire de la fabrique et de la diffusion des tracts. C’est notamment le cas dans les organisations politiques de jeunesse (syndicats étudiants Sud, Uni, jeunes UMP, MJS) étudiées par Lucie Bargel (2005 : 40-41) : « Le rôle d’attention getting socialement dévolu aux hommes leur confère l’écriture des tracts […] alors que le rôle d’attention giving des femmes les oriente vers la valorisation des tâches effectuées par les hommes, par différents moyens : écoute attentive en réunion, distribution de tracts, etc. ». Si la production de textes est dévolue aux positions hautes, la diffusion en est bien moins valorisée : « distribuer des tracts [est une] tâche dont la nécessité n’est pas reconnue, voire invisibilisée. C’est le “travail ingrat”, comme le disent ceux qui ont eu accès à d’autres activités » (ibid. : 42). On voit que le « nous » du tract repose sur un assemblage de rôles bien distribués au sein des collectifs signataires.

C’est qu’en fait le « nous » du tract n’est pas tant celui de l’énonciateur qu’« un procès de construction du nous, c’est-à-dire d’un ensemble discursif où le locuteur entraîne tel interlocuteur » (Guespin, 1985 : 48). C’est un lieu de construction de l’auditoire. Plus précisément, c’est le « nous » du tract qui a le potentiel de faire d’un auditoire contingent un auditoire partisan : « Quel embrayeur pourrait mieux que le nous assurer cette fusion non dite, suggérée mais rétractable, laissée en apparence au libre arbitre de l’interlocuteur ? » (ibid. : 58).

 

Un public à portée de main

Ainsi, même si « le tract, qui devrait être le véhicule des idées au sein d’une collectivité restreinte, prend très rapidement rôle d’emblème, de signe de ralliement ou de rejet » (Mothé, 1976 : 126), son public (en l’occurrence son lectorat) réel est bien souvent constitué des militants du collectif qui prend la parole, « l’auditoire » du tract – au sens de la rhétorique défini plus haut – lui, est plus complexe. S’il peut être particulier, par volonté de limiter l’auditoire à un groupe spécifique pour forger un « nous », par volonté de parler par et pour les « concernés », ou bien par une urgence qui ne permet pas de faire le lien avec des questions plus larges qui ne concernent pas les personnes impliquées (Kergoat, 1973), il peut tout aussi bien être universel (notamment quand il se donne pour but d’alerter, par exemple sur une situation internationale).

Mais par-delà cette possibilité d’auditoire spécifique ou universel, le tract est un « texte personnellement adressé » (Guespin, 1985 : 57), qui doit pouvoir s’adresser à un lecteur « multiple mais individualisé » (ibid.) dont on attend une action individuelle : « Le tract tente une opération interactive spécifique, escompte un fonctionnement du texte par la lecture privée, qui produise certains effets » collectifs (ibid.). Il y a en effet propagande par le fait et propagande par la parole (Almeida, 2002 : 142) et le tract, qui participe de l’art social de la parole manifestée (Douay-Soublin, 1994), s’inscrit du côté de la parole qui invite à l’action. Le tract ne peut pas se donner comme discours de l’entre-soi, quand bien même il a un auditoire ou un public particulier. Sa matérialité même de feuille volante lui impose de chercher à toucher « tous ceux qui seraient concernés » par le propos. C’est de cette volonté dont se moque Daniel Mothé (1976 : 123), lorsqu’il écrit que « ceux qui manient le discours se comportent comme s’ils pouvaient être compris par d’autres couches que celles des militants et des sympathisants », alors que c’est peut-être davantage « ceux qui sont à portée idéologique » que « ceux qui sont à portée de main » que pourra toucher le tract.

Pour comprendre ce double rapport au « nous », il faut revenir à la notion de mandat et de représentation. « Si la question de la représentation constitue un des problèmes majeurs de l’histoire de la pensée politique, c’est peut-être parce que la politique […] est avant tout lutte pour savoir qui a le droit de parler et au nom de qui » (Champagne, 1984 : 36). En d’autres termes, il faut négocier, dans le tract, qui a mandat de dire « nous » et la légitimité de ce mandat. Dans un texte « non mandaté, le je qui dit nous en prétendant engager un ou des co- énonciateurs produit un acte de langage illégitime [en ce qu’il s’octroie d’autorité la voix des autres] ; mandaté, il introduit la non-personne comme co-énonciateur » (Guespin, 1985 : 52). Il s’agit alors du droit à parler « au nom de » celui qui n’est pas là, mais qui prête sa voix.

 

En bref

Vieux média, de l’Église, puis de la politique et du commerce, avant d’être employé pour la diffusion culturelle, le tract n’en est pas moins un média hétérogène du point de vue discursif, qui ne se laisse d’abord saisir qu’en tant que « petit papier carré » (Dostoïevski, 1862). Mais au-delà de son aspect « volant », le tract, et en premier lieu le tract politique, parangon du genre, permet d’accomplir toute une gamme performative, de l’information à la revendication en passant par le positionnement et l’appel à l’action, dont se saisissent un ensemble d’acteurs qui va des syndicats aux partis, en passant par les États et les collectifs informels.

Si ces performatifs peuvent être réalisés (avec plus ou moins de félicité), c’est du fait des conditions de production et de circulation spécifiques au tract : accessibilité et rapidité de la production et de la diffusion, gratuité, extériorité au circuit de l’édition et de la censure, et multimodalité. Mais c’est aussi du fait de la mise en place d’une auctorialité collective, au sens d’une auctorialité parlant au nom d’un collectif, même si la production matérielle des textes revient en réalité souvent à une personne, qui détient à la fois une position sociale suffisamment valorisée et une maîtrise du registre. L’auctorialité collective des tracts est peut-être ce qui fait sa spécificité la plus grande : la mise en place d’un auditoire multiple mais individualisé qui n’a potentiellement d’autres frontières que celles, géographiques, de la main qui le distribue et dont l’objectif est de transformer, par la puissance du mandat et l’adresse personnelle, un auditoire contingent en un auditoire partisan.


Bibliographie

Abbou J., 2017, « (Typo)graphies anarchistes. Où le genre révèle l’espace politique de la langue », Mots. Les langages du politique, 113, pp. 53-72.

Almeida F. d’, 2002, « Propagande, histoire d’un mot disgracié », Mots. Les langages du politique, 69, pp. 137-148. Accès : https://journals.openedition.org/mots/10673.

Bargel L., 2005, « La socialisation politique sexuée : apprentissage des pratiques politiques et normes de genre chez les jeunes militant·e·s », Nouvelles questions féministes, 24 (3), pp. 36-49. Accès : https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2005-3-page-36.htm.

Barnoud M., 1996, « Littérature éphémère et sources de l’histoire », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 3, pp. 26-29. Accès : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1996-03-0026-005.

Béroud S., Lefèvre J., 2010, « Le corpus syndical. Une expérience au long cours », Mots. Les langages du politique, 94, pp. 97-106. Accès : https://journals.openedition.org/mots/19871.

Burtin P., 1977, « Attitude et idéologie syndicales. Une analyse de tracts distribués à Renault-Billancourt », Revue française de science politique, 27 (6), pp. 915-931. Accès : https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1977_num_27_6_393753.

Champagne P., 1984, « La manifestation. La production de l’événement politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, pp. 19-41. Accès : https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1984_num_52_1_3329.

Demonet M., Geffroy A., Gouazé J., Lafon P., Mouillaud M., Tournier M., 1975, Des tracts en mai 68. Mesures de vocabulaire et de contenu, Paris, A. Colin.

Diani M., Bagnara S., 1984, « Les tracts comme indicateurs de tensions conflictuelles », Revue française de sociologie, 25 (3), pp. 376-395. Accès : https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1984_num_25_3_3823.

Domenach J.-M., 1950, La Propagande politique, Paris, Presses universitaires de France, 1965.

Dostoïevski F., 1862, Notes d’hiver sur impressions d’été, trad. du russe par A. Markowicz, Arles, Actes Sud, 1995.

Douay-Soublin F., 1994, « Y a-t-il “renaissance” de la rhétorique en France au XIXe siècle ? », pp. 51-154, in : Ijsseling S., Vervaecke G., dirs, Renaissances of Rhetoric, Louvain, Leuven University Press.

Feyel G., 2003, « Presse et publicité en France (XVIIIe et XIXe siècles) », Revue historique, 628 (4), pp. 837-868. Accès : https://www.cairn.info/revue-historique-2003-4-page-837.htm.

Guespin L., 1985, « Nous, la langue et l’interaction », Mots. Les langages du politique, 10, pp. 45-62. Accès : http://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1985_num_10_1_1184.

Hastings M., Passard C., Rennes J., 2009, « Les mutations du pamphlet dans la France contemporaine », Mots. Les langages du politique, 91, pp. 5-17. Accès : https://journals.openedition.org/mots/19159.

Jeanneney J.-N., 1996, Une histoire des médias. Des origines à nos jours, Paris, Éd. Le Seuil, 2000.

Kergoat D., 1973, Bulledor ou l’histoire d’une mobilisation ouvrière, Paris, Éd. Le Seuil.

Krieg-Planque A., 2009, La Notion de « formule » en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté.

Mothé D., 1976, « Lecture en usine : pratique et subversion du tract politique », Esprit, 453 (1), pp. 117-133.

Novak Z., 2015, Agit-tracts. Un siècle d’actions politiques et militaires, Paris, Éd. L’Échappée.

Olivera P., 2003, « De l’édition “politique et littéraire”. Les formes de la politique lettrée de la Belle Époque à l’entre-deux-guerres », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 21 (1), pp. 127‑151.

Perelman C., Olbrechts-Tyteca L., 1958, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éd de l’Université de Bruxelles, 2008.

Richardson J. E., Wodak R., 2009, « The Impact of Visual Racism: Visual Arguments in Political Leaflets of Austrian and British Far-right Parties », Controversia, 6 (2), pp. 45-77.

« Tract », 2018, Portail lexical : lexicographie, Nancy, Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL). Accès : http://www.cnrtl.fr/definition/tract. Consulté le 12/09/2018.

Auteur·e·s

Abbou Julie

Université Sorbonne Nouvelle

Citer la notice

Abbou Julie, « Tract » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 22 octobre 2018. Dernière modification le 22 octobre 2018. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/tract.

footer

Copyright © 2024 Publictionnaire - Tous droits réservés - ISSN 2609-6404