Téléspectateur


 

La définition du téléspectateur se construit au carrefour de l’évolution des usages de la télévision et des regards portés sur lui tant par les chercheurs que par les professionnels du champ médiatique.

 

Une pratique sociale individualisée

L’emploi du singulier ou du pluriel pour désigner le(s) téléspectateur(s) participe de la définition de cette notion. En France, regarder la télévision est une pratique sociale qui a commencé par être collective avant de devenir rapidement individuelle. En effet, les premiers programmes de télévision avaient pour téléspectateurs des individus, aux profils sociologiques relativement diversifiés, rassemblés dans le cadre du mouvement des télé-clubs. En 1950, alors que seule une petite partie du territoire est couverte par le réseau de diffusion, l’achat d’un téléviseur représentait un investissement tel (150.000 francs en moyenne, alors que le salaire de près de la moitié des Français était inférieur à 25.000 francs par mois) que l’on organisait une souscription dans certains villages permettant l’acquisition collective d’un poste. On parlait alors d’« associations de réception collective des émissions télévisées » ou de « coopératives de spectateurs ». Il s’agissait de se retrouver, une, deux voire trois soirées par semaine, dans la salle communale ou dans la salle de classe, pour « voir la télévision » (Dumazedier, 1955 : 17). Il s’agissait bien de découvrir ce nouveau média, objet de phantasmes éducatifs, culturels et de divertissement, avant de venir regarder un programme en particulier.

Lorsque les prix des récepteurs ont baissé et que la télévision a fait son entrée au sein des foyers individuels, les usages ont d’abord été collectifs, sur le modèle du rassemblement familial dans le salon, tel qu’initié aux États-Unis et en Grande Bretagne. Ce qui a servi de justification aux programmateurs pour valoriser la diffusion des less objectivable programms, c’est-à-dire les programmes potentiellement les plus consensuels, susceptibles de rassembler petits et grands devant l’écran (Souchon, 1993). Par la suite, la pratique téléspectatorielle s’est individualisée, à mesure de la multiplication des chaînes et du nombre de postes – aujourd’hui d’écrans – par foyer. À l’heure actuelle, la qualité de téléspectateur n’est plus limitée ni à un lieu ni à un format unique de réception. Pour autant, cela ne semble pas (encore ?) modifier en profondeur le rapport des individus à la télévision (Blanc, 2015 ; Combes, 2015). Notamment pour les adolescents, la pratique du média en solo ne s’explique pas tant par la quête d’une programmation alternative, mais participe plutôt d’une revendication d’autonomie caractéristique de cette tranche d’âge : « Les jeunes interrogés n’ont pas, loin s’en faut, abandonné une pratique collective de la télévision et […] celle-ci continue toujours de jouer un rôle important dans la construction des liens qu’ils entretiennent avec les autres » (Kervalla, Loicq, 2015 : 91). De même, la figure du « téléspectateur nomade » demeure encore un mythe (Lejealle, 2009).

 

Une expérience subjective

En 2014, le Conseil supérieur de l’audiovisuel estimait à 96,7 % la proportion de foyers en France équipés d’au moins un téléviseur (Gabla, 2014). Cela signifie-t-il que ces individus sont de facto des téléspectateurs ? Une réponse par l’affirmative est perçue comme trop réductrice par les sciences humaines et sociales, qui ont progressivement fait évoluer la définition de « téléspectateurs », considérant que les individus ne se définissent pas au regard d’un taux d’équipement mais doivent être envisagés comme des acteurs sociaux actifs. En effet, les sciences humaines et sociales ont mis à distance la définition lexicale consensuelle (« Personne qui regarde et écoute la télévision », Dictionnaire Larousse), pour faire le choix de s’intéresser aux performances des spectateurs.

Dans les années 90, le sociologue Daniel Dayan a ouvert la voie à une définition du public de télévision comme expérience subjective, héritée notamment de perspectives de recherche anglo-saxonnes : c’est la conscience que l’on a d’être téléspectateur et de se percevoir comme le représentant d’un collectif de spectateurs. Dans cette perspective, l’activité téléspectatorielle n’est pas simplement individuelle, mais collective : « Recevoir une émission, c’est entrer en interaction para-sociale, non seulement avec le montré, mais avec le hors champ. C’est se reconnaître en tant que convive » (Dayan, 1998 : 185). Dès lors, une définition elle aussi consensuelle prend forme au sein du champ académique, celle des téléspectateurs performants : le téléspectateur est celui qui se manifeste comme tel dans les conversations au travail (Boullier, 1987), dans les rassemblement collectifs sur les lieux de cérémonies télévisées (Dayan, Katz, 1992), dans les courriers adressés aux acteurs et producteurs d’une série télévisée (Pasquier, 1999), ou encore dans des discours de désapprobation des contenus télévisuels (Esquenazi, 2002). En ce sens, le public de télévision se compose de ceux qui s’en déclarent les membres, ce qui conduit les chercheurs à s’intéresser à des expériences spectatorielles (Livingstone, 2005 ; Mehl, Pasquier, 2004). Une telle définition renouvelle les perspectives de recherche sur l’objet et le réhabilite (Ségur, 2010) : le champ d’étude des téléspectateurs intègre le champ d’étude des publics (Le Grignou, 2003). Se pose alors la question de la temporalité (ephémère vs durable) de la posture téléspectatorielle, ainsi que celles de l’engagement (distance vs implication), des conditions d’exercice (exclusivité vs partage) ou encore de la visibilité (Cefaï, Pasquier, 2003).

 

Des figures diversifiées

Par leurs discours et leurs propositions de programme, les professionnels du champ médiatique produisent de multiples figures de téléspectateurs, plus ou moins déterminées socialement. Il y a celles qui émanent des enquêtes d’audience, et celles qui participent de la construction identitaire des publics médiatiques et de leurs rapports aux médias. Ainsi, dans les années 50, le téléspectateur est-il plutôt présenté comme populaire et enthousiaste par les dirigeants de la RTF : « Avide de s’instruire, mais aussi amateur de distractions bon-enfant, il regarde avec enthousiasme ce que les réalisateurs lui “offrent” » (Poels, 2015). La décennie suivante, la possession d’un poste de télévision s’inscrit dans un mouvement de standardisation des comportements, induit par l’avènement de la société de consommation et de loisirs. Être téléspectateur indique alors l’appartenance à un univers socioculturel, celui du « Français moyen ». Avec le développement de la publicité, la figure du consommateur domine progressivement et durablement le champ des représentations professionnelles du téléspectateur, malgré quelques résistances ici ou là. En parallèle, c’est la figure de la diversité qui s’impose après le mythe fondateur du grand public, et à la faveur notamment de l’accroissement des statistiques (Souchon, 1990). Le téléspectateur est également défini comme celui qui se reconnaît dans les programmes télévisuels, qui en accepte les « promesses », qui, parce qu’il s’identifie, est le « témoin » de sa vie présentée à l’écran (Jost, 2001). Les critiques de télévision participent aux aussi à la production de définitions des téléspectateurs, comme l’expliquent Jérôme Bourdon et Jean-Michel Frodon (2003). Une illustration en est la figure du téléspectateur manipulé, répandue dans la presse française au moment de la diffusion des premiers programmes de télé-réalité (Nadaud-Albertini, 2013).

Enfin, les choix en termes de politique de programmation s’accompagnent de la promotion de l’une ou l’autre figure de téléspectateurs. Par exemple, dans les années 90, la sociologue Dominique Mehl (1996 : 198) a observé une évolution de la place accordée aux téléspectateurs dans les dispositifs télévisuels, fondée sur un « pacte compassionnel » : « Le public occupe une place nodale puisqu’il est invité, non seulement à regarder et écouter, mais à réagir. Il est convié à donner son avis, appelé à manifester son émoi. Il est fréquemment incité à se mobiliser, souvent pour cotiser, parfois pour trouver un appartement ou un travail, de temps en temps pour pister une victime ou traquer un coupable ». Aujourd’hui, cette figure d’un téléspectateur participatif est de retour, d’une part, dans la multiplication des dispositifs dits d’interactivité – vote par sms/site internet, proposition de scénario via l’application tweeter, etc. – et, d’autre part, dans la mise en place d’instances contributives à la politique de programmation ou à la vie d’une chaîne. C’est le cas du Conseil consultatif des programmes à France Télévision (CCP), composé de 24 téléspectateurs, qui a pour mission d’« émettre des avis et des recommandations sur des problématiques en lien avec l’audiovisuel public » (France Télévisions, Site du Conseil consultatif des programmes). Cette figure est particulièrement célébrée par les médias en ce qu’elle attribuerait un pouvoir aux téléspectateurs dans le choix et l’élaboration des contenus. À moins que ce ne soit un élément d’une stratégie de légitimation des politiques de programmation…


Bibliographie

Blanc G., 2015, « Les pratiques de réception télévisuelle dans les foyers à l’épreuve de l’audiovisuel numérique », Études de communication, 44, pp. 63-78.

Boullier D., 1987, La Conversation télé, Rennes, Lares.

Bourdon J., Frodon J.-M., 2003, L’Œil critique. Le journaliste critique de télévision, Bruxelles, De Boeck Université.

Cefaï D., Pasquier D., dirs, 2003, Les Sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Paris, Presses universitaires de France.

Centre national de ressources textuelles et lexicales, Portail lexical. Accès : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/téléspectateur. Consulté le 9 juin 2015.

Combes C., 2015, « Du rendez-vous télé au binge watching : typologie des pratiques de visionnage de séries télé à l’ère numérique », Études de communication, 44, pp. 97-113.

Dayan D., 1998, « Le double corps du spectateur », pp. 175-189, in : Proulx S., dir., Accusé de réception, Paris, Éd. L’Harmattan.

Dayan, D., Katz, E., 1992, Media Events. The Live Broadcasting of History, Cambridge, Harvard University Press.

Dumazedier J., 1955, Télévision et éducation populaire. Les télé-clubs en France, Paris, Unesco.

Éditions Larousse, Site du dictionnaire de français. Accès : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/téléspectateur_téléspectatrice/77150. Consulté le 9 juin 2015.

Esquenazi J.-P., 2002, « Les non-publics de la télévision », Réseaux, 112-113, pp. 315-344.

France Télévisions, Site du Conseil consultatif des programmes. Accès : http://ccp.francetelevisions.fr/a-propos. Consulté le 9 juin 2015.

Gabla E., 2014, Observatoire de l’équipement audiovisuel des français. Rapport d’étude, Conseil supérieur de l’audiovisuel. Accès : http://www.csa.fr/Etudes-et-publications/Les-observatoires/L-observatoire-de-l-equipement-audiovisuel-des-foyers. Consulté le 9 juin 2015.

Jost F., 2001, La Télévision du quotidien. Entre réalité et fiction, Bruxelles, De Boeck Université/Ina.

Kervalla A., Loicq M., 2015, « Les pratiques télévisuelles des jeunes à l’ère du numérique : entre mutations et permanences », Études de communication, 44, pp. 79-95.

Le Grignou B., 2003, Du côté du public. Usages et réceptions de la télévision, Paris, Éd. Economica.

Lejealle C., 2009, La Télévision mobile. Usages, contenus et nomadisme, Paris, Éd. L’Harmattan.

Livingstone S., éd., 2005, Audiences and publics: when cultural engagement matters for the public sphere, Bristol, Intellect Ltd.

Mehl D., Pasquier D., dirs, 2004, « Figures du public », Réseaux, 126.

Mehl, D., 1996, La Télévision de l’intimité, Paris, Éd. Le Seuil.

Nadaud-Albertini N., 2013, 12 ans de téléréalité… au delà des critiques morales, Bry-sur-Marne, Ina.

Pasquier D., 1999, La culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme.

Poels G., 2015, Les Trente Glorieuses du téléspectateur. Une histoire de la réception télévisuelle des années 1950 aux années 1980, Bry-sur-Marne, Ina.

Ségur C., 2010, Les Recherches sur les téléspectateurs. Trajectoire(s) académique(s), Paris, Hermès Lavoisier.

Souchon M., 1990, « Les programmateurs et leurs représentations du public », Réseaux, 39, pp. 93-105.

Souchon M., 1993, « “Le vieux canon de 75”. L’apport des méthodes quantitatives à la connaissance du public de la télévision », Hermès, 11-12, pp. 233-246.

Auteur·e·s

Ségur Céline

Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine

Citer la notice

Ségur Céline, « Téléspectateur » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/telespectateur.

footer

Copyright © 2024 Publictionnaire - Tous droits réservés - ISSN 2609-6404