Manifestation


 

La manifestation de rue, quelle qu’en soit la forme ou l’intitulé, se déploie par essence dans l’espace public. Les rapports qu’elle entretient avec la sphère publique ou le public actif tels que théorisés par Jürgen Habermas dans sa thèse intitulée L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), thèse dans laquelle il décrit « le processus au cours duquel le public constitué d’individus faisant usage de leur raison s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’État », sont en revanche plus complexes.

 

2011 : deux types d’occupation des places publiques

L’année 2011 a été marquée par cette modalité particulière de manifestation que sont les campements, dans tous les continents ou presque (Fillieule, Tartakowsky, 2013). Pour s’en tenir aux plus saillants : place Tahrir en Égypte, en janvier ; place du gouvernement, à Tunis, aux portes de la Kasbah, le mois suivant ; Puerta del sol à Madrid à partir du 15 mai ; Plazza Catelunya à Barcelone ; Zuccotti Park à New York, avant que de s’étendre à plusieurs centaines de villes américaines ou canadiennes, place Syntagma à Athènes, boulevard Rothschild à Tel-Aviv.

Le répertoire d’action collective n’a longtemps compris que des occupations d’usines ou de bâtiments (squats). L’occupation des places publiques, initiée place Tien An Men en 1989, et, fréquente, à Mexico ou Oxaca, Plazza Mayor ou sur le Zocalo, n’a gagné en ampleur qu’à partir des années 1990 (Tarrow, 2013). La plupart des places concernées se caractérisent par leur centralité et par les déploiements d’ampleur qu’elles autorisent, souvent de longue date ; ainsi place Tahir depuis les années 1970. Dans les pays arabes où la ville médiévale n’autorise pas le rassemblement, ces places relèvent d’un urbanisme en rupture, emprunté à l’Europe et aux villes haussmanniennes (Tartakowsky, Loiseau, 2011). Dans les villes européennes ou américaines, structurellement dotées de places, de parcs ou d’esplanades, les espaces requis ne se confondent pas nécessairement avec les espaces monumentaux consacrés de la vie politique et s’en distinguent même, parfois, de manière ostensible (Schwarte, 2019). Aux États-Unis, en 2011, 102 des 268 sites occupés sont des parcs ou des squares (dont Zuccotti Park à New York) quand ils ne sont que 40 à abriter des édifices publics de diverse nature.

La quasi-simultanéité des occupations advenues sous différents intitulés dans le monde arabe, en Amérique du Nord, en Europe ou en Australie et les circulations qui s’opèrent alors entre elles ne signifie pas qu’elles entretiennent un même rapport à la sphère publique et à la politique. Celles qu’on a regroupées sous l’intitulé de « Printemps arabe » s’approprient l’espace public pour donner corps à une sphère publique jusqu’alors inexistante en permettant à leurs acteurs de s’inventer par là même en tant qu’acteurs politiques, sans autre alternative que de l’emporter ici et maintenant ou de disparaître, comme déjà place Tien An Men ou, avec une issue bien différente, lors de la « Révolution orange» advenue en Ukraine, suite à la proclamation du résultat contesté du second tour de l’élection présidentielle, le 21 novembre 2004. Ce par quoi elles s’apparentent davantage à des mouvements révolutionnaires qu’à des manifestations. Rien de tel en Amérique du Nord, en Europe ou en Australie où les acteurs des mouvements concernés se dressent contre la corruption, l’inefficacité ou l’immoralité des politiques publiques ou, plus globalement, contre le néo-libéralisme, mais agissent, au nom de la démocratie, dans le cadre du système existant, en participant, à telle enseigne, de la « démocratie de protestation » (n’excluant pas qu’elles se heurtent in fine à des forces répressives dont l’irruption met un terme au mouvement).

 

Une sphère publique alternative

Ces disparités n’empêchent pas une commune volonté de se tenir partout à l’écart de la sphère de la négociation et de le revendiquer. Des Indignés de la Puerta del Sol, filmés par Sylvain George (Vers Madrid. The Burning Bright (Un film d’in/actualités), 2014), considèrent ainsi que les pétitions « vers les hautes sphères de la société » ne font que les renforcer, que « rien de bon ne peut venir d’en haut » et se refusent à « lutter contre le pouvoir avec les armes du pouvoir ». L’inexistence d’une sphère publique ou son illégitimité proclamée (« vous ne nous représentez pas ») génère des prises de distance ostensibles à l’encontre des formes ou des acteurs convenus de la politique. Les comités de la place Tahrir, qui savent ce qu’ils doivent à de multiples organisations et mouvements de toute espèce qui leur préexistaient, n’excluent ni la présence, ni les interventions occasionnelles de figures de l’opposition légale ou illégale. En revanche, ceux de la Puerta del Sol interdisent la présence de drapeaux ou de sigles politiques et toute intervention au nom de partis ou de collectifs, tandis que résonne « le peuple uni n’a pas besoin de parti ». Zuccoti Park accueille plus volontiers des intellectuels mondialisés, tel le philosophe et psychanalyste slovène Slavoj Žižek. Du reste, cette mise à distance de la sphère publique contribue à expliquer que les espaces investis ne se confondent qu’exceptionnellement avec ceux de la monumentalité politique, dont les images de Sylvain George soulignent le caractère pétrifié face la fluidité prévalant Puerta del sol.

À l’égal des marches stricto sensu qui doivent à la distance parcourue de s’inscrire dans la durée, en rompant par là même avec la quotidienneté du « temps des horloges et du calendrier » (Pigenet, Tartakowsky, 2003), les campements ont pour trait saillant d’autoriser l’éphémère affirmation d’une sphère publique alternative et l’émergence d’un public actif, désynchronisés de l’espace légitime de la délibération politique. À l’heure où le récit linéaire, pourvoyeur de sens qui caractérisait la modernité classique (Koselleck, 1965), a fait place au temps linéaire à l’avenir ouvert de la modernité tardive (Rosa, 2005), ces modes d’action, devenus leur propre finalité, se veulent l’affirmation qu’un « autre monde est possible en se donnant pour une manière d’être ensemble », ici et maintenant, Hoy, comme le scandent les Indignés de la Puerta del Sol qui estiment que « parler d’avenir, c’est organiser la mort ». Leurs acteurs se réclament de la démarche à l’œuvre dans les villages alternatifs dressés lors de la plupart des rassemblements altermondialistes, dotés de leurs propres règles : démocratie directe, solidarité en acte financement participatif, transparence, absence de hiérarchie, circulation d’une parole libérée, pratiques festives, délibérations collectives au sein de comites débattant ici de l’organisation du mouvement – sécurité, logistique, soins médicaux –, et là de thématiques, telles l’éducation ou la décroissance, construction du consensus, signifié par acclamation place Tarhir ou par vote à main levée Puerta del Sol, médias alternatifs, etc. Dans une durée qui, cependant, se confond strictement avec celle de la maîtrise de l’espace public, laissant ouverte les questions du rapport à l’espace de la délibération politique perpétué et de la représentation quand disparaît le cadre ayant autorisé l’émergence de cet espace public critique.

Ces manifestations participent d’une crise du système de représentation légitime dont elles sont un symptôme ou témoignent de son absence en présentant à ce titre des disparités nationales. Ainsi la France doit-elle à la proximité des élections présidentielles et à l’hypothèse d’un retour des socialistes à la tête de l’État de n’être affectée que très marginalement par le mouvement des Indignés cependant que des actions confondant pareillement l’espace et la sphère publique s’y déploient plus tardivement. Ces dernières s’affirment à l’initiative des « veilleurs », surgis dans le sillage de la Manif pour tous, dans les zones à défendre (ZAD), s’imposent pour l’essence même de Nuit debout (Brustier, 2016) qui se distingue toutefois des occupations survenues à l’étranger en ce qu’elle doit à de récents aménagements urbanistiques d’investir cet espace convenu des manifestations de rue qu’est la place de la République mais, il est vrai, redessiné dans l’objectif énoncé de construire de l’espace public. Lors de la longue crise des Gilets jaunes (Jeanpierre, 2019 ; Weizman, 2019), elles s’imposent également sous la forme inédite des ronds-points et de leurs cabanes, inscrits dans des territoires péri-urbains qui autorisent la coexistence de salariés et de travailleurs indépendants. Conjointement avec des manifestations de rue plus classiques, n’était la fréquente absence de déclaration préalable et la violence advenue, lors de l’acte 3 (01/12/2018), sur les Champs Élysées en premier lieu.

Dans l’un et l’autre cas, comme également dans les ZAD (Subra, 2016), l’appropriation d’un espace public permet l’occupation (dans des formes différentes de l’un à l’autre) par la durée, facteur de socialisation, voire de politisation. Mais, parce que le territoire est créateur, le collectif n’existe qu’à sa faveur. « Si on ne nous voit plus, il n’y a plus de mouvement » déclare ainsi un Gilet jaune. Posant d’autant plus la question de la pérennisation de ce cadre quand ces mouvements se veulent dépourvus de structures et de représentants. La revendication de « maisons du peuple » formulée par de nombreux Gilets jaunes souligne, s’il en était besoin, la volonté de disposer d’un espace public pérennisé.

Cette imbrication de l’espace et de la sphère publics n’est pas un monopole de la modernité tardive. À l’âge de la modernité classique, elle caractérise certains mouvements advenus durant les phases d’émergence de la délibération publique, dans la France révolutionnaire par exemple, ou, plus durablement là où cette dernière est entachée d’irrégularités, dans de nombreux pays d’Amérique latine dont l’Argentine, en premier lieu (Sabato, 1998). En France, elle resurgit dans chacune des phases de rupture qui scandent le premier XIXe siècle ou, faute de partis politiques modernes susceptibles de transformer les mouvements de la rue en manifestations d’une autre espèce, durant la crise boulangiste ou l’Affaire Dreyfus, dans le « quartier des journaux » qui amalgame à sa manière l’espace et la sphère publics. La consolidation d’une sphère publique stabilisée, qui conditionne l’exercice de la démocratie selon des chronologies qui diffèrent – il est vrai – d’un État à un autre, contribue du moins à redéfinir alors les rapports que les mobilisations dans l’espace public entretiennent avec cette dernière, en permettant aux mouvements de la rue d’hier de s’affirmer pour des manifestations de rue, où la rue, de sujet fantasmatique qu’elle était encore, devient espace. Les espaces-temps de l’espace et de la sphère publique se dissocient tandis que le cortège ordonné sur la voie publique, désormais parcourue, s’impose pour l’image entre toutes de la marche en avant vers le progrès, inhérente aux conceptions progressistes de l’histoire désormais prévalentes (Tartakowsky, 2010).

 

Les espaces-temps dissociés de l’espace et de la sphère publics

Ce qui vaut pour toutes les démocraties occidentales vaut avec plus d’évidence dans la France républicaine où l’émergence précoce d’un espace de la délibération politique délégitime quasi constitutivement et durablement toute autre forme d’espace public critique, propre à générer un « public actif ». La République des années 1880 développe une démopédie (soit une conception de la démocratie fondée sur l’éducation du Peuple) qui assigne aux élus, journalistes et à l’École la mission d’éclairer et de transmettre et démocratise en conséquence les espaces du débat public (liberté de presse, de réunion, droit d’affichage). Toutefois, elle s’attache à soigneusement distinguer la sphère publique, ainsi définie, de l’espace public dont elle s’assure alors la pleine maîtrise, y compris symbolique. La liberté de réunion ne vaut qu’à la condition que celles-ci s’organisent en lieu clos, le droit d’affichage, effectif, est réglementé et les manifestations de rue qui ne constituent pas un droit ne sont tolérées qu’avec une parcimonie qui varie selon l’obédience politique des maires pour se réduire à peu dans la capitale, pour des raisons qui ne relèvent pas exclusivement ni même principalement de problèmes d’ordre public. En effet, la philosophie politique des républicains victorieux leur vaut de tenir en suspicion toute forme de corps intermédiaires tenus pour autant d’écrans ou de pressions entre les citoyens électeurs et cette forme de représentation exclusive et seule légitime que sont les élus, ainsi que les partis, associations, groupes parlementaires et, bien sûr, les manifestations. Le décret-loi d’août 1935, qui introduit le principe de la demande d’autorisation préalable des manifestations en la codifiant par la même pour la première fois, vise à mieux réguler ce qui s’est imposé pour un fait, et non à l’instituer au nombre des libertés démocratiques. Le conseil d’État, qui doit à la jurisprudence européenne de devoir consacrer la liberté de manifester, le 18 janvier 1995, procède dans une décision destinée à limiter cette dernière, non à la protéger (Grosbon, 2011).

 

Une intégration progressive à la sphère publique

Cette mise à distance ne signifie nullement la disparition des manifestations qui se déploient tout au contraire durablement sur la voie publique, à l’initiative d’une multiplicité d’acteurs. La grande majorité de ces manifestations, qui s’inscrivent dans des stratégies dont elles ne sont qu’une composante, interpellent les pouvoirs publics (manifestations-pétition) ou, plus rarement, les combattent (manifestations-insurrection) ou leur viennent en appui (levée en masse), ainsi le 11 janvier 2015 après les attentats meurtriers contre Charlie Hebdo et une épicerie casher. Elles s’intègrent progressivement dans la sphère publique, jusqu’à s’imposer pour des manières de referendums d’initiative populaire. Parce que leur inscription dans une stratégie qui permet la capitalisation et donne un sens, qui, en vertu des conceptions progressistes de l’histoire alors prévalentes, ne se décidera cependant que dans l’accomplissement politique, elles ne s’érigent pas en modalités d’un débat alternatif (pour lequel leur forme paraîtrait, du reste, assez mal adaptée). On marche pour aller de l’avant en constituant par là même le sens.

Au total, l’inscription privilégiée des deux types de manifestations sur lesquels nous nous sommes focalisés dans la modernité classique ou la modernité tardive ne signifie nullement qu’elles se succèdent avec la rigueur d’un métronome. Leur coexistence, aujourd’hui la norme, atteste de la complexité d’une sphère publique en profonde redéfinition.


Bibliographie

Brustier G., 2016, #Nuit debout. Que penser ?, Paris, Éd. du Cerf.

Fillieule O., Tartakowsky D., 2013, La Manifestation, Paris, Presses de Sciences Po.

Grosbon S., 2011, « Le régime juridique des manifestations », pp. 230-244, in : Tartakowsky D., dir., Paris-manif, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Habermas J., 1962, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. de l’allemand par M. B. de Launay, Paris, Payot, 1978.

Jeanpierre L., 2019, In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, Paris, Éd. La Découverte.

Koselleck R., 1965, Le Futur passé, trad. de l’allemand par J. et M.-C. Hoock, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990.

Pigenet M., Tartakowsky D., 2003, « Les marches en France au XIXe et XXe siècles : récurrence et métamorphose d’une démonstration collective », Le Mouvement social, 202, pp. 69-94.

Rosa H., 2005, Accélération, une critique sociale du temps, trad. de l’allemand par D. Renault, Paris, Éd. La Découverte, 2010.

Sabato H., 1998, Politica en las calles. Entre el voto y la movilización en Buenos Aires, Buenos Aires, Sudamericana.

Schwarte L, 2019, Philosophie de l’architecture, Paris, Éd. La Découverte.

Subra P., 2016, Zones à défendre. De Sivens à Notre-Dame-des-Landes, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube.

Tarrow S., 2013, The language of contention, revolution in words, 1688-2010, Cambridge, Cambridge University Press.

Tartakowsky D., 2010, Manifester à Paris, 1880-2010, Seyssel, Champ Vallon.

Tartakowsky D., Loiseau J., 2011, « De Tunis à Madrid : démocratie, une nouvelle jeunesse ? », La Fabrique de l’histoire, France Culture, 16 juin 2011.

Weizman E., 2019, « Logiques giratoires des révolutions. Une approche spatiale des mouvements », Revue du crieur, 14, pp. 5-49.

Auteur·e·s

Tartakowsky Danielle

Centre de recherches historiques : histoire des pouvoirs, savoirs et sociétés Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Citer la notice

Tartakowsky Danielle, « Manifestation » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 octobre 2016. Dernière modification le 24 janvier 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/manifestation.

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