Habermas (Jürgen)


Public critique et raison communicationnelle

 

Connue entre autres raisons pour ses concepts d’« espace public », d’« agir communicationnel », de « raison communicationnelle », de « démocratie délibérative », la pensée de Jürgen Habermas fait partie des contributions majeures à la théorie sociale et politique contemporaine ainsi qu’à la théorie de la communication. Tout autant, elle nourrit de manière décisive le courant de la Théorie critique (de l’École de Francfort), initié dès les années 1920 par un groupe de chercheurs réunis autour l’Institut de recherche sociale – parmi lesquels Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Herbert Marcuse, Leo Löwenthal, Siegfried Kracauer (Jay, 1973 ; Durand-Gasselin, 2012). Dès ses premiers écrits, Jürgen Habermas a fait une place centrale au concept de Publicité, en soulignant ses composantes à la fois morale et politique, autant que sa dimension sociale et historique. Ses développements théoriques s’inscrivent dans le cadre d’une pensée située à la croisée de disciplines aussi diverses que la philosophie sociale et politique, la sociologie, la linguistique, l’épistémologie, le droit, la théorie de l’État, la psychanalyse, la psychologie du développement, etc.

La pensée de Jürgen Habermas s’est déployée dès les années 1950 jusqu’à aujourd’hui, sur plus de six décennies, sous forme de contributions théoriques autant que d’interventions publiques dans l’espace public politique et médiatique européen et américain (Habermas, 2015 ; Müller-Doohm, 2014). Si sa pensée ne se laisse guère résumer en quelques lignes, il est possible – sous l’angle de la question du et des publics –, de dégager des périodes clés, marquées par trois ouvrages majeurs : l’Espace public (1962), la Théorie de l’agir communicationnel (1981a, 1981b) et Droit et démocratie (1992). La première période se caractérise par le développement d’une théorie de l’espace public étroitement articulée au concept kantien de Publicité, dont Jürgen Habermas, en sociologue et historien, retrace le destin historique et social. La deuxième période se caractérise par une extension de ces développements dans le domaine de la théorie du langage et de la communication sociale, socle d’une théorie intersubjective de la raison ancrée dans l’entente langagière et le principe de discussion. Sur ces bases, la troisième période développe une théorie de l’État de droit et de la « démocratie délibérative », dont le pivot est le médium juridique. Les idées de public, d’espace public et de politique délibérative, en tant que conditions d’une formation collective de la volonté démocratique, traversent ces trois périodes en se présentant comme des concepts clés de la théorie habermassienne.

 

 

L’espace public

Jürgen Habermas (né en 1929) fait partie de cette génération qui, en Allemagne, a été contrainte de grandir sous le nazisme et qui, au moment de son effondrement en 1945, n’avait rien connu d’autre que son idéologie et son système de domination. Dans un pays en ruine, la question pressante qui se posait à cette jeune génération, à l’orée de sa vingtaine, était de savoir comment reconstruire une société et une politique sur des bases autres que celles de la contrainte, de la violence et de la domination – qui étaient au cœur de la barbarie nazie (Habermas, 2015). La pensée de Jürgen Habermas est marquée par cette expérience de la barbarie nazie et par cette exigence morale et politique de reconstruction sociale. Il ne faisait guère de doute à ses yeux que les traits de cette reconstruction devaient être ceux de la démocratie, de la participation citoyenne et des libertés civiles. La barbarie nazie avait non seulement éradiqué les libertés civiles, supprimé les conditions d’exercice de l’autonomie individuelle, mais aussi liquidé l’idée d’une culture ouverte et d’un espace discursif non soumis au pouvoir totalitaire. C’est un retour critique aux principes normatifs de la modernité bourgeoise naissante et du libéralisme politique que Jürgen Habermas opère, dans une perspective à la fois matérialiste et critique, en se fiant à certaines intuitions présentes chez ses collègues de l’École de Francfort (Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse).

C’est dans ce contexte que le concept kantien de publicité – Öffentlichkeit – a acquis une importance décisive dans sa pensée. Emmanuel Kant avait développé l’idée d’un « usage public de la raison » en réponse à la question « qu’est-ce que les Lumières ? » (Kant, 1784). Emmanuel Kant envisageait le raisonnement de personnes privées rassemblées en un public, dans lequel tous pensent en quelque sorte à haute voix et se mettent d’accord au moyen du langage, comme un processus nécessaire à la formation d’une société juste et autodéterminée. Le principe de Publicité, qui est au cœur de cette philosophie, permet à la fois d’unifier les consciences dans l’entente, d’articuler la morale et la politique, de relier le privé et le public, et d’envisager une transformation collective conforme à la raison. Selon ce principe, la législation d’un État devait être soumise au contrôle de la raison pratique, et une loi, pour être juste, doit être publiquement approuvée. Dès lors, la pratique du secret, sur laquelle les États absolutistes fondaient leur domination, vole en éclats. Le pouvoir politique et législatif doit reposer sur la volonté du peuple dont les bases sont le consensus entre des personnes faisant usage public de leur raison. Selon Emmanuel Kant, la justice et les « fins générales du public » sont donc inséparables de la Publicité. Ce principe d’autodétermination ne peut toutefois se concrétiser que si les participants font effectivement usage de leur raison dans les discussions publiques, lesquelles opèrent simultanément un contrôle pratique au service de la vérité et de la justice.

En résumé, le principe kantien de Publicité suppose d’abord que les sujets soient autonomes, qu’ils forment de manière libre et sans contrainte un jugement sur des questions d’intérêt général ; ensuite, que les sujets se constituent en public de manière à formuler des énoncés et des jugements appelés à contraindre le pouvoir politique ; enfin, que les décisions de ce dernier (sous forme de lois) soient soumises à la discussion, à l’approbation de ce public, ce qui en garantit la légitimité.

Ce principe de Publicité est au fondement de la conception habermassienne de l’espace public. Il envisage le sujet humain comme un animal politique – selon la formule d’Aristote –, soit un être qui ne se forme et ne se réalise que dans une « culture publique, intersubjectivement partagée avec ses congénères, [qui] ne développe les compétences lui permettant de devenir une personne que grâce à son insertion originelle dans un réseau public de relations sociales. […] Nous, humains, apprenons les uns des autres, souligne Jürgen Habermas. Et cela n’est possible qu’au sein de l’espace public que produit un milieu culturellement stimulant » (Habermas, 201 : 15). Cette insistance sur la dimension sociale éloigne Jürgen Habermas des théories libérales et individualistes ; son insistance sur le public comme processus de composition intersubjective et pratique l’éloigne en outre des théories de la communauté. C’est dans cet héritage qu’il convient d’inscrire sa conception du et des publics.

Avec le principe de Publicité, on est loin cependant de l’idée d’un « espace » au sens spatial, comme le laisse entendre la traduction française du terme. Car l’expression « espace public » est souvent employée en français pour désigner des formes tangibles d’espaces non privés (rue, marché, bâtiments publics, etc.). Au contraire, Jürgen Habermas donne à cette notion le sens kantien d’un processus portant sur le « devenir-public », dans lequel il est fait abstraction des intérêts privés ou personnels des sujets. À la différence d’une acception spatiale, le terme d’Öffentlichkeit renvoie donc avant tout à un mouvement de « publicisation », un processus de « devenir public », une dynamique commune d’entente gouvernée par la raison. C’est ce principe que le penseur reprend à son compte dans son ouvrage, Strukturwandel der Öffentlichkeit (1962), traduit en français sous le titre l’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1978). Il y fonde une conception normative de l’auto-organisation démocratique de la société, par la constitution de publics critiques, aptes au jugement, à la parole politique et la raison délibérative.

Parallèlement à ses travaux sur l’espace public menés dès le milieu des années 1950, Jürgen Habermas participe en tant que jeune chercheur aux enquêtes de l’Institut für Sozialforschung (IfS) à Francfort. Ses travaux empiriques portaient à cette époque sur le processus de dénazification et de reconstruction démocratique en Allemagne. Les chercheurs de l’IfS examinaient notamment les possibilités que se redéploye une participation politique et citoyenne au sein d’un État de droit démocratique reconstruit, débarrassé de ses aspects autoritaires (Habermas et al., 1961). Ces recherches revenaient également à poser la question de la constitution de sujets démocratiques, capables d’animer un public politique sans autoritarisme – et expurgés des restes d’idéologie nazie –, de façon à retrouver la voie de la discussion démocratique, du pluralisme et de la participation politique, et d’une formation démocratique de la volonté collective.

Dans ce contexte, avec la montée d’une nouvelle génération, ni compromise par le nazisme, ni responsable de ce dernier, Jürgen Habermas (ibid.) témoigne d’une certaine confiance dans ses capacités de contribuer à la reconstruction d’une société démocratique, à l’aune de principes moraux fondés sur la participation politique d’un public actif. Cela ne l’empêche pas de voir à l’œuvre, dans ce nouveau contexte, des mécanismes puissants de confiscation politique marqués par des tendances à subtiliser les questions pratiques de la sphère publique au profit d’une technocratie d’État court-circuitant toute participation citoyenne, voire hostile à cette dernière.

Cette préoccupation pour les formes de confiscation de la « formation collective de la volonté » par un pouvoir autoritaire habite toute son œuvre. Dans les années 1960, elle marque ses engagements contre une réduction technocratique de l’activité politique, transformant les questions pratiques et politiques en questions techniques (Habermas, 1968a). Dans les années 1970, elle motive ses travaux sur la crise de légitimité dans les sociétés du « capitalisme avancé » (Habermas, 1973) ainsi que les tendances à la « colonisation du monde vécu » par les systèmes de l’économie et du pouvoir (Habermas, 1981b). Dans les années 1980, elles sont l’objet d’une recherche approfondie sur le rôle du droit comme médium entre « système » et « monde vécu » au sein de « sociétés complexes » attachées au processus de légitimation par les pratiques communicationnelles de l’espace public (Habermas 1992).

Ces questions apparaissaient dans l’Espace public à travers son analyse du déclin de la sphère publique bourgeoise et de sa « reféodalisation ». À l’aune du principe normatif de la Publicité, Jürgen Habermas en fait la sociologie historique en décrivant, d’une part, le processus de constitution de la sphère publique bourgeoise et, d’autre part, son procès de décomposition. Selon son analyse, cette dernière s’était constituée grâce à la participation de sujets autonomes au sein d’un espace de débats où chacun est conduit à formuler des jugements en débattant de questions qui comptent. Un tel processus présuppose une conception rationnelle et critique de la culture, autant que des médias de communication non manipulatoires permettant la constitution de publics grâce à l’« usage public de la raison ». Car, souligne l’auteur,

« une portion d’espace public vient à exister dans chaque conversation dans laquelle des individus privés s’assemblent pour former un public. […] Les citoyens agissent en tant que public lorsqu’ils délibèrent sur des thèmes d’intérêt général de manière illimitée – avec la garantie de liberté d’assemblée et d’association et la liberté d’exprimer et de rendre publiques leurs opinions. Dans un public large, cette forme de communication requiert des moyens de transmettre l’information et d’influencer ceux qui la reçoivent. Aujourd’hui, les journaux et les magazines, la radio et la télévision sont les médias de la sphère publique » (Habermas, 1964 : 61).

Ainsi l’espace public signifie-t-il ce « domaine de la vie publique de l’activité sociale garanti à tous les citoyens, au sein duquel peut se former une opinion publique ».

Dans l’Espace public, Jürgen Habermas poursuit le projet de retracer le destin historique de la catégorie kantienne de Publicité, de la formation historique d’une sphère publique bourgeoise jusqu’à son déclin au cours des XIXe et XXe siècles. À ses yeux, la subversion du principe de Publicité critique au profit d’une publicité manipulatoire marque l’étiolement du principe de Publicité et le déclin de l’espace public bourgeois. Alors qu’il projetait des relations d’échange entre des propriétaires individuels supposés égaux, le modèle libéral a conduit à une concentration sans précédent de la puissance économique et sociale dans les mains de quelques-uns. Cela a engendré des liens de dépendance et de domination qui sont, à un moment donné, devenus insupportables pour la société (Habermas, 1962 : 152-154). Sous le coup de ses propres contradictions, le modèle libéral s’est effondré en laissant un vide qui a été rempli par une intervention étatique grandissante, dès la seconde moitié du XIXe siècle. La séparation entre le domaine privé et le domaine public, qui était constitutive du modèle libéral de la sphère publique bourgeoise, s’est alors effritée.

Surtout, la fonction critique de la Publicité, au sens de l’usage public du raisonnement, s’étiola au profit d’une « démonstration » croissante du pouvoir, en quête d’« acclamation » collective et non pas de discussions critiques. Le public critique et réflexif devient alors un public « vassalisé » et apathique. Alors que la Publicité « signifiait autrefois démystifier la dimension politique devant le tribunal d’un usage public de la raison ; la publicité d’aujourd’hui se contente d’accumuler les comportements-réponses dictés par un assentiment passif » (ibid. : 203). Les énonciateurs influents redoublent de stratégies de représentation et de prestige pour conquérir l’adhésion de « clients », à la place d’énoncer des arguments à destination d’un public critique faisant usage de la raison. Une telle « culture d’intégration » soumet l’individu à une adhésion sans réflexion. Dans ce processus de « reféodalisation » de la sphère publique, les médias jouent un rôle clé – sous la forme des mass media, car ils encouragent une adhésion des individus aux rapports sociaux existants, sans passer par l’exercice du raisonnement critique.

 

La raison communicationnelle

Dans son ouvrage de 1962, l’auteur aboutissait au constat d’une liquidation du public faisant usage de sa raison au profit d’une « reféodalisation » de l’espace public, en fonction d’un schéma dialectique de décomposition historique de l’espace public. À ce modèle en succède un autre dans ses écrits de la fin des années 1960, dans lequel ce ne sont plus des phases historiques qui sont opposées (public critique versus public vassalisé), mais des logiques d’action et des formes de rationalisation (Habermas, 1968a). Ainsi Jürgen Habermas distingue-t-il un processus de « rationalisation symbolique » portant sur les normes et le langage au fur et à mesure que l’univers des traditions (magie, mythes, religion, etc.) sort de sa dimension sacrée pour être thématisé par l’action langagière, sous la forme d’une mise en question systématique. Cette rationalisation libère des espaces inédits, désormais ouverts au langage et à l’interprétation, contribuant du coup à faire advenir des publics actifs et critiques se prononçant sur les définitions du monde et les normes qui le fondent.

À l’inverse, une autre forme de rationalisation se déploie, d’ordre technique cette fois-ci, qui est à l’œuvre dans le monde de l’économie et du pouvoir. Celle-ci fait intervenir un calcul des moyens et des fins de l’action en cherchant la meilleure option en vertu de critères de performance. Si la rationalisation symbolique participe à l’extension du public et des tâches langagières qui lui reviennent (définition communicationnelle des normes et de situations), faisant exploser les besoins de l’entente langagière, la rationalisation technique court-circuite quant à elle le recours au langage à travers son opération méthodique de calcul et son critère d’efficience instrumentale, en réduisant ainsi tout espace de coordination à une stratégie et une performance efficaces.

À ces deux formes de rationalisation, Jürgen Habermas (1968a) oppose également deux formes d’agir, qu’il qualifie de communicationnelle lorsqu’elle porte sur les normes et les symboles de l’entente langagière, et d’instrumentale lorsqu’elle porte sur les choses et les relations en fonction de stratégies et de critères fonctionnels de performance. Le philosophe montre en outre que les sociétés modernes sont structurées par deux formes différentes de coordination entre les sujets sociaux, selon qu’elles relèvent du « système » (de l’économie et du pouvoir) ou du « monde vécu » (Lebenswelt) (Habermas, 1981b). Agir selon le langage, c’est s’entendre sur les normes régissant le monde de l’action, se coordonner en mobilisant des symboles qui, du même coup, sont reproduits par cette mise en activité. Agir selon des formes systémiques de coordination, c’est se passer de langage et de la nécessité de s’entendre au moyen de la communication, laquelle porte sur la définition du monde dans lequel vivent les sujets ainsi que sur les orientations normatives qui structurent sa dimension symbolique et sociale. Si l’activité ordinaire s’opère autant sur le plan systémique que sur le plan communicationnel, on assiste à une « colonisation du monde vécu » par le système, lorsque ce dernier empiète sur l’activité et la coordination langagières, jusqu’à la rendre inutile (Habermas, 1981b). Cela signe la disparition de publics dont les membres recourent au langage à la fois dans l’entente et la dispute, pour définir des orientations souhaitables de l’action. Dès lors, le monde social devient un univers froid et indifférent, peuplé de processus figés dans des automatismes qui sont formés en vertu des seules performances du système. La communication langagière en serait tellement appauvrie que la « reproduction symbolique » de la société serait menacée (Habermas, 1981b : 355). Là est le scénario catastrophique d’une liquidation du public et de la formation collective du pouvoir politique, au profit d’un monde réifié sous l’emprise des impératifs du « système », du pouvoir administratif et de l’économie.

 

Le pouvoir communicationnel

Face à ce tableau affolant d’une disparition de l’espace public sous l’emprise du « système », Jürgen Habermas poursuit – dès les années 1980 – sa réflexion sur le droit comme médium régulateur entre le « système » et le « monde vécu ». Selon cette conception, le droit émane des processus conflictuels et des processus d’entente issus du monde vécu, pour s’établir dans le corpus relativement stabilisé des textes juridiques et des lois. À ce titre, il présente à la fois les propriétés du « monde vécu » et celles du « système ». En ce sens, c’est une « digue », une catégorie médiatrice permettant de réguler la vie sociale et de limiter l’emprise du système sur le monde vécu. Dans Faktizität und Geltung (1992, trad. Droit et démocratie, 1997), l’auteur développe une analyse des rapports entre le public organisé sous la forme de la société civile et le système politique confiné aux arènes de la politique représentative. Soulignant une fois encore le rôle clé de l’espace public, qu’il conçoit, ni comme une institution, ni comme une organisation, mais comme un « phénomène social » aux horizons « ouverts, poreux et mobiles […] permettant de communiquer des contenus, des prises de position, et donc des opinions » (Habermas, 1992 : 387), il pense l’articulation entre les espaces publics inorganisés de la discussion courante, donnant lieu à des flux denses de communication spontanée, et les sphères institutionnelles dotées d’un pouvoir de décision. L’enjeu d’une société démocratique est de parvenir à assurer l’existence d’une pluralité d’espaces publics, différenciés et pluriels, tout en réussissant à articuler cette diversité de voix à l’espace politique institutionnel et à faire pression sur le « pouvoir administratif ». La légitimité des décisions prises par le pouvoir politique et la vitalité d’une démocratie dépendent des interactions entre ces espaces. Cette légitimité repose sur une procédure déployée au sein de l’espace public politique, en rassemblant les opinions exprimées au sein des différentes arènes. De cette procédure dépend la légitimité de l’ordre politique démocratique (1989a). Avec cette idée de « souveraineté procédurale », la théorie de l’espace public se trouve reformulée dans le cadre de « sociétés complexes » et de l’État de droit, en s’ancrant dans le potentiel de rationalité inscrit dans les pratiques langagières ordinaires (Aubert, 2015 ; Wellmer, 1986).

Selon la théorie normative de la démocratie délibérative de l’auteur, les questions débattues et thématisées dans l’espace public (notamment par des mouvements sociaux) doivent pouvoir se traduire en expressions et en propositions au sein d’arènes politiques propres au système démocratique, pour parvenir à reconfigurer le droit si nécessaire. Pour ce faire, cependant, le pouvoir politique doit assurer une certaine transparence sur ses discussions et décisions, en permettant au public de prendre connaissance des questions prises en charge par le pouvoir, et de se prononcer.

Aussi les publics organisés et leurs dynamiques discursives doivent-ils pouvoir constituer un « pouvoir communicationnel » souligne Jürgen Habermas, permettant d’affecter et de modifier les dispositions juridiques relatives à un problème qui a été identifié et construit au sein des espaces publics concernés. L’espace public apparaît comme une « caisse de résonance » à même de répercuter les problèmes générés par la pression des systèmes de l’économie et du pouvoir administratif sur l’existence des citoyens et citoyennes – problèmes qui suscitent des frustrations et des souffrances, et le propre de la communication publique est de les prendre en charge et de les traiter (Habermas, 1992 : 386 ; Chennoufi, 2013 : 208). Le penseur thématise ainsi, en s’inspirant de la conception du pouvoir d’Hannah Arendt, un « pouvoir fondé sur la communication » (Habermas, 1992 : 165), qui repose sur les « libertés communicationnelles des citoyens » et sur la « reconnaissance intersubjective des prétentions à la validité », dans les actes de parole formulés au sein d’espaces publics informels. Ce pouvoir communicationnel s’exerce face au pouvoir administré afin de « faire valoir ses impératifs » et se transformer en pouvoir de décision politique (Habermas, 1989a : 52). Dans un État de droit, ce pouvoir répond à l’exigence de lier le système administratif au pouvoir législatif qui est fondé sur la communication, tout en le mettant à l’abri de la force brute du « pouvoir social d’intervention des intérêts privilégiés » (Habermas, 1992 : 169).

 

Les médias du public

Le modèle de la « démocratie délibérative » implique par conséquent l’existence de publics aptes à la critique, au jugement et à la délibération ; il implique également une conception normative des médias et du journalisme, censés assurer un rôle d’information et de connaissance, obligeant les tenants du pouvoir et les structures administratives à rendre des comptes et à se justifier (Voirol, 2018). Dans l’Espace public, Jürgen Habermas (1962 : 192) envisageait la presse comme « l’institution par excellence » de la sphère publique : les premiers organismes de presse étaient des prolongements des discussions raisonnées au sein de la sphère publique bourgeoise, soit des médiateurs stimulant la discussion publique. Placés aux avant-postes du combat pour la liberté de l’opinion publique et pour la défense du principe de Publicité, à l’opposé de la censure et de pratique du secret, les médias sont étroitement liés aux dynamiques de l’espace public. Ils ont pour rôle d’assurer les conditions de la formation de publics informés et avisés, capables de prendre connaissance des thèmes et des problématiques qui les concernent et, ce faisant, d’encourager la formation démocratique de la volonté collective. Les médias ont donc un rôle d’information, de culture et de formation d’un public apte à exercer sa raison critique, et donc aussi à reconfigurer les bases normatives du pouvoir politique.

Les médias ne peuvent assurer ce rôle que s’ils sont encadrés par des systèmes de règles et des principes normatifs forts, permettant d’endiguer le procès de marchandisation des contenus et de limiter les risques de voir se constituer un « pouvoir médiatique » (Habermas, 1990 : XVI). Soumise à la pression économique, la sphère de l’information tend en effet à se transformer en divertissement, où règne la logique de l’« industrie culturelle » mise en évidence par Theodor W. Adorno et ses collègues (Habermas, 1992). Jürgen Habermas souligne avec constance, dès ses premiers écrits jusqu’à ses interventions récentes, que le caractère commercial et privé des entreprises de presse, leur concentration économique, est une « menace pour la sphère publique », alors qu’il en avait été originellement son indispensable relai. « Tandis qu’autrefois la presse avait pu se borner à jouer le rôle de médiateur et de stimulant dans l’usage que les personnes privées constituant le public faisaient de leur raison, ce sont désormais les media qui, à l’inverse, conditionnent ce raisonnement » soulignait-il dans l’Espace public (Habermas, 1962 : 196).

Ce scepticisme à l’égard des médias de communication, soulignant leurs « ambiguïtés » tout en insistant sur leurs indispensables apports aux sociétés démocratiques, se retrouve autant dans ses analyses de la presse classique, des mass media du XXe siècle, que des technologies de l’information et de la communication. Les développements des systèmes d’information et de communication, en particulier de l’internet, sont en effet soumis à ces mêmes logiques. Certes, ils changent la donne au travers de processus d’horizontalisation et de démultiplication des espaces de discussion (Habermas, 2006). Avec la « révolution des médias », les flux communicationnels sont accélérés et densifiés, ce qui permet des échanges non réglementés entre des partenaires de la communication et favorise à la fois une expansion des réseaux de communication et une différenciation accrue des publics. Ainsi la communication en ligne tend-elle à « rééquilibrer les faiblesses du caractère anonyme et asymétrique de la communication de masse », en ranimant « la figure historique d’un public égalitaire d’interlocuteurs qui lisent et écrivent et de correspondants épistolaires » (ibid. : 225).

En dépit des apports de ces transformations de la communication, grâce aux technologies médiatiques, Jürgen Habermas souligne qu’il n’est « pas possible de lever le doute que l’on a de prime abord sur la contribution potentielle de la communication de masse à l’avancement de la politique délibérative » (ibid. : 226). Si l’infrastructure technique qu’est le Web favorise une communication plus dense, rapide et déspacialisée, elle encourage également des processus de fragmentation qui émoussent les forces centrifuges nécessaires à une transformation des dynamiques de l’espace public en volonté politique (Voirol, 2018). Car les « équivalents fonctionnels des structures de l’espace public qui recueillent, sélectionnent et synthétisent les messages décentralisés » (ibid.) font défaut dans l’espace de la communication numérique. Jürgen Habermas note ainsi (dans un texte remontant à 2006) que,

« dans les espaces publics nationaux, la communication politique ne semble alors pouvoir que provisoirement tirer profit des débats en ligne, lorsque des groupes actifs sur le Web se rapportent à des processus réels comme par exemple des campagnes électorales ou des controverses en cours, afin de mobiliser l’intérêt et le soutien des supporters. […]. L’émergence de millions de chat rooms [tchats] disséminés partout dans le monde et de issue publics [groupes réunis autour d’une question], mis en réseau, favorise plutôt la fragmentation de ces grands publics de masse, pourtant centrés « en même temps sur les mêmes questionnements dans les espaces publics politiques » (ibid.).

Aussi, dans l’espace numérique, ce public se divise-t-il « en un nombre énorme de groupes fragmentés formés au hasard, tenus ensemble par des intérêts spécifiques. De cette manière, les espaces publics nationaux existants semblent plutôt être progressivement minés » (Habermas, 2013 : 225).

 

La critique reconstructive

En dépit de ce type de réserves formulées à plusieurs moments dans ses écrits, La théorie de la communication et de l’espace public de Jürgen Habermas est souvent critiquée pour son idéalisation, jugée excessive, des processus de communication censés être portés par l’entente intersubjective et l’intercompréhension, la communication sans contrainte, l’élaboration délibérative du consensus (Voirol, 2003 ; Ferrarese, 2015 ; Fraser, 2005, Peters, 2007, Honneth, 2016 ; Aubert, Kervégan, 2018). En effet, son œuvre est moins directement fondée sur l’examen des formes discursives articulées au pouvoir, comme chez Michel Foucault, des échanges langagiers inégalitaires, ou encore des formes de violence et de domination symboliques – décrits par la sociologie de Pierre Bourdieu. Il ne s’attache pas à souligner l’impossibilité de la communication, en raison des inégalités structurelles, des compétences asymétriques, des différences statutaires et des modes de domination. Toutefois, les « distorsions de la communication », ou les « pathologies de la communication » (Habermas, 1981), jouent chez Jürgen Habermas un rôle notoire, et sa théorie critique revient à se donner les moyens de les mettre au jour et les soumettre à la critique. C’est surtout à partir d’une perspective reconstructive des normes pratiques de l’entente communicationnelle qu’elles sont mises en évidence (Aubert 2015). Car le philosophe s’attache non pas à déconstruire mais à reconstruire les pratiques de l’entente intersubjective et de la communication sociale – et les normes effectives d’une « éthique de la discussion » attachée la quête collective du « meilleur argument » (Habermas, 1991).

Cette épistémologie reconstructive est au fondement de sa théorie (depuis Connaissance et intérêt, 1968b), consistant à décrire le monde « qui doit être » à partir du monde « tel qu’il est », à examiner des possibles immanents aux pratiques interrogées sur le plan normatif. En partant de la contrainte, Habermas pose donc la question des contours d’une société juste et organisée par la raison, à partir de la normativité pratique de l’entente intersubjective au moyen du langage (Honneth, 2013 ; 2016). Ses interventions publiques sont les expressions de cette attitude critique, doublée d’une volonté de renouveler constamment son « diagnostic du présent », mis au diapason grâce aux apports conjoints de la sociologie et de la philosophie (Haber, 1998 ; Voirol, 2012). Cette double dimension, à la fois sociologique et normative, est inséparable de la théorie critique de Jürgen Habermas, et sa conception du public et des publics s’y attèle fermement.


Bibliographie

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Auteur·e·s

Voirol Olivier

Institut des sciences sociales Institut für Sozialforschung Frankfurt a. M. Université de Lausanne (Suisse)

Citer la notice

Voirol Olivier, « Habermas (Jürgen) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 10 mars 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/habermas-jurgen.

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