Auditoire


 

Quand on considère les définitions des dictionnaires, le mot « auditoire » constitue une spécification de celui de « public », qualifiant soit « l’ensemble des personnes qui écoutent » (Le Robert), soit l’« assemblée de ceux qui écoutent quelqu’un ou écoutent quelque chose présenté ou exécuté par quelqu’un » (Trésor de la langue française). Selon une seconde acception, ce public écoutant est mis en rapport avec le lieu de son activité : « Endroit où l’on se réunit pour écouter un discours » (ibid.). L’approche rhétorique de la notion d’auditoire permet d’en approfondir la signification et d’en dégager les principaux aspects.

Tableau représentant une assemblée de députés vêtus de rouge écoutant un homme en hauteur, éclairé à la bougie.

La Salle des Cinq-Cent à Saint-Cloud le soir du 18 brumaire an VIII, huile sur toile de Jacques Sablet, 1798. Source : wikimedia (domaine public).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’auditoire comme concept rhétorique

Pour des siècles de tradition rhétorique, l’auditoire est un concept relationnel, indissociable de son contexte de communication : « Il y a trois choses à considérer dans un discours : l’orateur, ce dont on parle, l’auditoire » (Aristote, 329-323 av. J.-C. : 93). Plus précisément, ce dernier désigne les acteurs assistant à la réception d’une parole lors d’une manifestation publique. Il peut s’agir des assemblées politiques et judiciaires dans la Grèce antique, des jurys professionnels et des conseils du prince sous la Rome impériale, ou de tout événement à caractère participatif dans notre société moderne. Suivant Ruth Amossy (2000), l’auditoire, terme rhétorique, se situe hiérarchiquement entre le public, terme général, et l’interlocuteur, terme limité au genre du dialogue.

En même temps, le concept d’auditoire est intrinsèquement attaché à une situation d’argumentation, se rapportant « au(x) récepteur(s) du message, c’est-à-dire aux personnes que l’on veut convaincre » (Breton, 1996 : 112). D’acteur collectif, l’auditoire se transforme dès lors en un dispositif rhétorique, dénotant l’objectif d’une intention persuasive, ou le public en tant qu’il est visé et affecté par une action langagière. Comme le relève Emmanuelle Danblon (2004), pour le courant aristotélicien, c’est la présence de l’auditoire qui différencie la rhétorique (argumentation soumise à l’adhésion de celui-ci) de la dialectique (argumentation portant en elle-même sa force de conviction, indépendamment de l’auditoire).

 

L’auditoire et ses ambiguïtés

Le concept rhétorique d’auditoire s’avère ambigu, posant au moins quatre problèmes. Le premier est celui de son support physique. S’il est en principe oral, certains théoriciens comme Christian Plantin (2005) élargissent la notion d’auditoire à l’écrit, laquelle englobe alors les lecteurs d’une œuvre ou d’un document. La deuxième difficulté du concept d’auditoire est liée au nombre d’individus qu’il comporte. Généralement, l’auditoire est perçu comme collectif, caractérisant une foule ou un groupe. Mais quelques observateurs, tel Olivier Reboul (1991), pensent que l’auditoire peut se limiter à une personne. Le troisième problème est celui de la cohérence de l’auditoire. La situation la plus facile à gérer est fournie par l’auditoire homogène. Il se singularise par le partage d’une même idéologie ou d’un dénominateur commun que lui confère l’orateur (Amossy, 2000). Le plus souvent, l’auditoire se révèle complexe, « reflét[ant] la diversité de nos identités et les différents groupes auxquels nous appartenons » (Tindal, 2009 : 14). De leur côté, Chaïm Perelman (1912-1984) et Lucie Olbrechts-Tyteca (1899-1987 ; 1988) mettent en avant les stratégies que nécessitent les auditoires composites : segmentation en fonction de leurs composantes sociales, recours à des arguments multiples…

Une difficulté plus importante concerne la portée de l’auditoire lors de la communication. Celle-ci est d’abord destinée à un auditoire particulier, c’est-à-dire à des personnes corporellement présentes avec leurs croyances et leurs comportements. Mais par-delà les récepteurs concrets, la communication rhétorique s’adresse aussi à l’ensemble des destinataires potentiels du discours (Amossy, 2000) et plus largement à ce que C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca (1988) appellent l’auditoire universel. Cette expression désigne l’humanité raisonnable vue comme instance réceptrice idéale, capable de transcender la dimension conjoncturelle des productions discursives. Dans une autre perspective, Jean-Blaise Grize (1982 : 135) donne également une portée générique à l’auditoire lorsqu’il le considère comme une fonction inhérente au dispositif rhétorique : « L’auditoire est un élément théorique et ce n’est jamais un conglomérat d’individus en chair et en os ». Cette conception se rapproche de l’idée selon laquelle l’auditoire est une construction du discours, fréquemment stéréotypée, élaborée au cours des interactions. De ce point de vue, Michel Meyer (2008 : 232) opère une distinction entre l’« auditoire effectif », tel qu’il est dans la réalité, et l’« auditoire projectif », tel que se l’imagine l’orateur. Suivant les circonstances, le décalage entre ces deux instances peut aboutir soit à des ajustements, soit à des malentendus perturbant l’échange verbal.

 

Les rôles de l’auditoire

Envisagé comme « l’ensemble de ceux qui sont soumis à une argumentation » (Bellenger, 1980 : 63), l’auditoire paraît n’être qu’une cible passive, qu’on tente de persuader ou de conduire à l’action grâce à un langage approprié. Cette représentation d’un public influencé à travers une relation asymétrique est accentuée dans les cas de manipulation où l’on assiste à une forte « emprise de l’orateur sur son auditoire » (Declercq, 1992 : 189). Ainsi en est-il avec les sophistes de l’Antiquité grecque.

Cependant, la plupart des théoriciens insistent sur le fait que l’auditoire préoriente l’ensemble de la communication, endossant un rôle d’influenceur à deux niveaux. En premier lieu, l’auditoire conditionne les différentes dimensions du discours rhétorique. Ainsi, pour Aristote (329-323 av. J.-C.), les trois grands genres de l’éloquence répertoriés dans l’Antiquité dépendent de la nature de leur auditoire : l’assemblée qui doit prendre des décisions pour la cité sous-tend le genre délibératif ; le tribunal qui doit prononcer des sentences détermine le genre judiciaire ; les participants des commémorations officielles façonnent le genre épidictique. De même, la composition du discours est entièrement modelée sur son auditoire. L’exorde est agencé de façon à attirer son attention ou les digressions surviennent quand il faut raviver son intérêt. Par ailleurs, l’ordre des arguments et la qualité du style sont dictés par son état d’esprit qui nécessite des adaptations constantes (Quintilien, ca. 95). En second lieu, l’auditoire conditionne la relation interpersonnelle que l’orateur développe avec lui au cours de l’argumentation. Cette influence en amont se manifeste sur le plan de l’image de soi que l’orateur élabore dans son discours. Comme le remarque Dominique Maingueneau (2002), il convient de mettre en scène une posture qui fasse bonne impression (prudence, bienveillance…) pour gagner la confiance de l’auditoire. Ce dernier joue aussi un rôle décisif dans l’appel aux émotions. Les passions suscitées par l’orateur doivent être adaptées à leur auditoire et il importe que l’orateur anticipe leur réception en semblant lui-même les éprouver (Cicéron, 55 av. J.-C.).

Au degré fort, l’auditoire apparaît comme un protagoniste dans la communication rhétorique, contribuant à sa construction. D’un côté, l’argumentation nécessite un accord préalable entre l’orateur et l’auditoire. Cet accord préalable porte sur des évidences partagées, des présupposés communs et des valeurs mutuellement reconnues (Perelman, Olbrechts-Tyteca, 1988). D’un autre côté, même s’il n’a pas la parole, l’auditoire prend part à la dynamique du discours argumentatif, suscitant des « modifications requalifiantes » (Meyer, 2008 : 121) au sein de celui-ci en fonction de ses réactions, surtout lorsqu’elles sont négatives. De fait, la persuasion de l’auditoire consiste non pas en un simple assentiment, mais en un transfert d’adhésion progressif et négocié entre des propositions acceptées et de nouvelles propositions jugées acceptables. En outre, le débat argumentatif peut laisser la place à des phases de « communion avec l’auditoire » quand l’orateur recourt à des slogans ou à des procédés tels que l’allusion (Perelman, Olbrechts-Tyteca, 1988 : 220). En somme, tout en revêtant un rôle de destinataire, l’auditoire opère comme un « évaluateur des actions rhétoriques » (Plantin, 1990 : 16). Il est également « souverain » (Desbordes, 1996 : 45), en ce qu’il est toujours libre d’accepter ou de refuser l’argumentation proposée.

Concert montrant le public de dos, levant les bras en rythme avec l'artiste en surplomb sur la scène.

Concert de musique. Source : Thibault Trillet (Licence Pexel).

 

L’extension de l’auditoire dans les formes modernes de communication

Limité à quelques lieux privilégiés (tribunaux, agora…) pour la tradition rhétorique, le concept d’auditoire est actuellement étendu aux formes de communication les plus variées. Il est courant dans l’analyse du discours politique, Bernard Lamizet (2011) notant par exemple qu’en politique l’auditoire universel se confond avec la représentation de l’intérêt général. Anne-Marie Gingras (2003 : 13) fait de l’auditoire, vu comme une « collectivité activement participante », un pôle de recherche d’avenir en matière de communication politique, en particulier pour l’examen des processus électoraux et des styles politiques. L’auditoire est pareillement mis à contribution dans les études sur la propagande moderne, qu’elles s’attachent au « conditionnement de l’auditoire » (Perelman, Olbrechts-Tyteca, 1988 : 11) ou à « la répression des auditoires » par celle-ci (Breton, 1996 : 34).

Le concept d’auditoire est en même temps très employé dans les analyses sur les médias. Ainsi, Bernard Buffon (2002 : 366) souligne la complexité « des interférences entre auditoires » dans la communication télévisuelle : double adressage aux journalistes et aux téléspectateurs, réception à la fois collective et individualisée… Certaines études sur la publicité redéfinissent le public ciblé en terme d’auditoire. Selon Stéphanie Perrouty (2006), les marques sont les orateurs d’aujourd’hui et les consommateurs leur auditoire. Pour Thierry Herman et Gilles Lugrin (2001 : 18), la rhétorique publicitaire vise essentiellement à « séduire l’auditoire » par le biais d’une image positivée de l’entreprise.

La notion d’auditoire est encore étendue au public des historiens (Declercq, 1992) ou au lectorat des œuvres littéraires (Meyer, 2004). Elle finit par inclure « tous les “consommateurs” de l’argumentation produite, que ce soit ou non le fruit d’une intention » (Tindal, 2009 : 1). Toutefois, l’évolution récente des pratiques rhétoriques allant dans le sens d’un éclatement et d’une spécialisation des publics, on peut se demander si la figure d’un auditoire global n’est pas dépassée.


Bibliographie

Amossy R., 2000, L’Argumentation dans le discours. Discours politique, littérature d’idées, fiction, Paris, Nathan.

Aristote, 329-323 av. J.-C., Rhétorique, trad. du latin par M. Dufour et A. Wartelle, Paris, Éd. Les Belles Lettres.

Bellenger L., 1980, L’Argumentation. Principes et méthodes, Paris, ESF Éd., 1992.

Breton P., 1996, L’Argumentation dans la communication, Paris, Éd. La Découverte.

Buffon B., 2002, La Parole persuasive. Théorie et pratique de l’argumentation rhétorique, Paris, Presses universitaires de France.

Cicéron, 55 av. J.-C., L’Orateur, trad. du latin par E. Courbaud, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 1950.

Danblon E., 2004, « La nouvelle rhétorique de Perelman et la question de l’auditoire universel », pp. 21-37, in : Meyer M., dir., Perelman. Le renouveau de la rhétorique, Paris, Presses universitaires de France.

Declercq G., 1992, L’Art d’argumenter. Structures rhétoriques et littéraires, Paris, Éd. universitaires.

Desbordes F., 1996, La Rhétorique antique. L’art de persuader, Paris, Hachette.

Gingras A.-M., dir., 2003, La Communication politique. État des savoirs, enjeux et perspectives, Sainte-Foy, Presses de l’université du Québec.

Grize J.-B., 1982, De la logique à l’argumentation, Genève, Droz.

Herman T., Lugrin G., 2001, « La rhétorique publicitaire ou l’art de la persuasion », Com in, 03 janvier, pp. 16-23.

Lamizet B., 2011, Le Langage politique. Discours, images, pratiques, Paris, Éd. Ellipses.

Maingueneau D., 2002, « Problèmes d’ethos », Pratiques, 113-114, pp. 55-67.

Meyer M., 2004, La Rhétorique, Paris, Presses universitaires de France.

Meyer M., 2008, Principia Rhetorica. Théorie générale de l’argumentation, Paris, Fayard.

Perelman C., Olbrechts-Tyteca L., 1988, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éd. de l’université de Bruxelles.

Perrouty S., 2006, Rhétorique des senteurs, Paris, Éd. L’Harmattan.

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Quintilien, ca. 95, Institution oratoire, livres IV-V, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 1976.

Reboul O., 1991, Introduction à la rhétorique. Théorie et pratique, Paris, Presses universitaires de France.

Tindal C. W., 2009, « L’argumentation rhétorique et le problème de l’auditoire complexe », Argumentation et analyse du discours, 2. Accès : http://aad.revues.org/493.

Auteur·e·s

Bonhomme Marc

Institut de langue et de littérature françaises Université de Berne (Suisse)

Citer la notice

Bonhomme Marc, « Auditoire » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 14 septembre 2015. Dernière modification le 12 avril 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/auditoire.

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